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à une fraction de plus en plus réduite de personnes, un mot d’ordre
pourrait le résumer : « La santé : un patrimoine collectif ».
Bien d’autres formes d’exclusion gangrènent aujourd’hui la société
française, comme celle qui consiste à ne pouvoir disposer d’un toit et
d’un « chez-soi ». Jusqu’à présent, elles se sont développées sans qu’il
en résulte un très grave affrontement social, mais il serait paradoxal que
le relatif calme ambiant perdure. Les tendances à l’œuvre, de toutes les
façons, hypothèquent l’avenir.
Les altérations du modèle familial
La famille a, jusqu’ici, joué un rôle au moins aussi important que l’emploi
dans la structuration de la société française. En relation toutefois avec
divers facteurs, d’ordre démographique (altération de l’institution
mariage et montée concomitante de la divortialité, deux tendances que
l’on peut qualifier de lourdes) ou d’ordre socio-économique (dissociation
quasi générale des lieux de production et de reproduction, mobilité géo-
graphique et professionnelle, amélioration des conditions et du niveau
de vie des personnes âgées), elle tend à devenir plus « incertaine
2
» .
En coupe transversale, le modèle familial « traditionnel » demeure
encore très largement majoritaire. Il n’en reste pas moins que : le besoin
ne se fait plus aussi impérativement sentir d’être marié pour vivre en
couple ou pour avoir des enfants
3
; la mise en couple (cohabitation ou
mariage) est beaucoup moins qu’autrefois perçue pour durer ; le cycle
matrimonial, par un effet de
zapping
, se complexifie.
Alors que les générations – au sens sociologique du terme – sont plus
nombreuses à coexister, il apparaît également qu’elles cohabitent moins
fréquemment, la tendance s’accompagnant d’unemontée de la solitude
plus particulièrement visible chez les jeunes adultes et les personnes
âgées.
Au lendemain de la canicule d’août 2003, lorsque lesmorts s’entassaient
par centaines dans les morgues et les chambres froides improvisées,
d’aucuns se sont étonnés qu’autant de cadavres ne soient pas réclamés
par leurs familles. Force a bien été de constater que de nombreux morts
n’avaient plusoupas de familleoubienunehistoire familialeextrêmement
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-
Les exclus de l’emploi
. De 6 à 7 millions, tel est vraisemblablement le
nombre de personnes aujourd’hui activables – jeunes oumoins jeunes,
non-diplômées ou très qualifiées – en France. Alors que les réformes
des retraites mises en œuvre depuis 1993 imposent aux actifs des
durées d’affiliation désormais plus longues pour pouvoir bénéficier
de droits entiers (plutôt que vraiment pleins) à retraite, la déprime
du marché du travail et la multiplication des exclus, plus ou moins
durables, de l’emploi portent en germe le risque d’une remontée du
nombredepersonnes âgées allocataires duFonds national de solidarité.
Alors qu’une des plus remarquables réussites sociales des quatre
dernières décennies a été de ramener leur proportion de quelque
90 % à 10 % de la population âgée de 65 ans ou plus.
-
Les exclus de la santé
. La Camarde ne fauche pas avec la même hâte
les hommes et les femmes, les ouvriers et les cadres ou membres
des professions libérales, les ruraux et les citadins. Dans la lutte
contre la mort, d’importantes réserves de progrès existent. Le pari
le plus communément fait aujourd’hui est celui d’un allongement
de la vie à un pas rapide. Une telle progression implique de notoires
avancées scientifiques dans le traitement des cancers et des maladies
dégénératives, des investissements lourds dans le secteur de la
recherche et dans l’amélioration des plateaux techniques. Elle a un
coût d’autant plus élevé qu’elle implique également que les acquis de
santé ne soient pas remis en question, par exemple, par l’émergence
ou la ré-émergence de maladies infectieuses (en relation avec une
amplification des échanges migratoires et/ou un relâchement dans
le domaine de la prévention). Le risque inhérent à un tel scénario est
celui de l’émergence d’une médecine à deux vitesses : « À chacun sa
santé ». Les privilégiés quant à leur emploi, leurs revenus, leur patri-
moine ou leur état de santé, qui pourront toujours se prendre (ou se
faire prendre) largement, sinon totalement, en charge, seront de plus
en plus privilégiés au regard de la mort. Les autres – les titulaires de
faibles revenus, les exclus et les dépendants médicaux lourds – qui
ne pourront que partiellement, sinon pas du tout, dépenser pour
leur santé auront des espérances de survie plus réduites. Jusqu’à un
certain point, et sous réserve que la « fracture sociale » ne s’élargisse
pas au-delà du seuil collectivement supportable, la cohabitation des
deux groupes n’entravera pas la progression rapide des durées de vie
moyennes. Un autre cheminement de la mortalité future, synonyme
de progrès moins rapides, pourrait être envisagé. Fondé sur une
réorientation des valeurs (éthique, dignité de la personne humaine) et
des préférences collectives de la société dans le domaine de la santéet
sur une volonté active de privilégier la réduction des inégalités devant
la mort plutôt qu’une quête de vie toujours plus longue bénéficiant
(2 ) Roussel Louis,
La famille incertaine
, Paris, Odile Jacob, 1989.
(3)Quelque45%desnaissances interviennentaujourd’huienFrancehorsmariage,
contre 7-8%dans les années 1960.