mémoire à la naturalisation des grands récits, les photographes y ques-
tionnent les différentes façons de raconter la guerre, que l’on en soit
une victime directe ou un descendant éloigné. Ils abordent la question
du temps qui passe et les possibilités d’inscrireunévènement traumatique
dans le cours de trajectoires individuelles ou collectives.
Davantage qu’une démarche de grand reporter, qui produit des témoi-
gnages directs au plus près du feu des combats, il s’agit d’une réflexion
sur les conditions d’élaboration d’un récit commun
a posteriori
, de
l’instant où le traumatisme devient pensable à son ultime monumen-
talisation. Il ne s’agit pas non plus d’un travail critique d’historien à la
recherche de sources, mais d’une lecture sensible qui participe, par
un apport actif ou réflexif, à la construction d’une mémoire commune.
Pour cela, les photographes proposent une mise à distance de la réalité
du conflit par une attention aux marques indélébiles laissées dans les
paysages, les corps ou les mémoires.
C'est une histoire personnelle qui a poussé Patrick Tournebœuf à s’inté-
resser à cette spécificité française que sont ces monuments érigés à la
gloire des « Poilus ». Fin juillet 1914, pour répondre à la mobilisation
générale, Abel Paul Tournebœuf quitte la ferme familiale de Dollon
dans la Sarthe. Au troisième jour de la guerre, le 3 août 1914, il meurt
au feu. Beaucoup plus tard, l'arrière-petit-fils, Patrick Tournebœuf, alors
âgé de 10 ans, se trouve dans le fief familial et constate que son arrière-
grand-père n'est pas mentionné dans la sinistre liste des morts « Pour
la France ». Une erreur. Le service de l'état civil avait placé l'aïeul sur
un monument d'un village voisin. Personne de la famille jusqu'à ce jour
n'avait remarqué l'anomalie. Revenant sur ce fait, Patrick Tournebœuf
constate l'évidence que les monuments aux morts sont vus, mais pas
regardés, que le message porté n'est plus visible.
Patrick Tournebœuf décide d’interroger l’omniprésence de ces sites
commémoratifs. La plupart de ces quelque 36 000 stèles furent érigées
entre1919et 1925, cherchant à placer le souvenir du sacrificedes soldats
au cœur de la vie quotidienne. Or, avec le temps, ces « monuments aux
morts » sont devenus transparents à l'attention des passants. Pour en
raviver la présence, le photographe met au point un dispositif rigoureux
s’apparentant à un inventaire : photographie à la chambre, axe frontal,
à la même distance, toujours à la même heure entre chien et loup. Cette
démarche systématique met en évidence la diversité, les particularités
des programmes iconographiques autant que les symbolesmobilisés ou
les significations historiques, tout en assurant une homogénéité, une
sorte de démarche taxonomique, poussant le regardeur à considérer la
variation des types au sein d’un même ensemble.
inédit. La question de la diversité est désormais à considérer dans une
perspective dynamique. Au gré des échanges, entre repli identitaire et
volontéd’ouverture, les cultures apparaissent commeun tissage complexe
de relations en perpétuel devenir
6
. Les identités se font, se défont, se
confrontent, se réaffirment, s’inventent des origines ou s’en écartent
délibérément. Les images collectées par lemusée, autrefois focalisées sur
ce qui est en train de disparaître, témoignent aujourd’hui de l’articulation
entre les réalités locales et globales, à travers les phénomènes d’exclusion,
de métissage, de reconfiguration…
Parallèlement, on assiste à la fin d’une croyance positiviste en une
imagequi serait un simple reflet de la réalité. Son statut glissed’une saisie
objective vers une prise en compte de l’acte particulier d’un observateur-
photographe. L’engagement personnel de l’auteur face à son sujet, la
tension permanente entre les processus d’objectivation qu’il met en
œuvre et sa subjectivité sont plus que jamais constitutifs du travail
de collecte et créent un matériau propre à l’analyse. La durée du séjour
sur le terrain, l’approfondissement des connaissances sur le contexte,
la qualité de la relation établie avec l’autre, sont alors des éléments
décisifs. À la croisée entre le registre de la photographie et celui des
sciences humaines, les photographes présentés au musée s’inscrivent
dans l’affirmation d’une écriture originale. Ces images documentent
évidemment la réalité de telle ou telle société mais, au-delà, nous
révèlent une part de vérité sur leur auteur. Ce positionnement est bien
défini par Valérie Jouve lorsqu’elle distingue le reportage, qui se donne
pour la réalité, du documentaire, rapport au monde plus distancié : «
Le
document ne se réduit toutefois pas seulement à sa fonction critique, il
contient surtout et aussi une forte charge poétique
7
.
»
En tension entre projet documentaire et démarche sensible, le travail
de Patrick Tournebœuf, présenté dans le cadre du festival, s’inscrit dans
la ligne éditoriale fixée par le musée Albert-Kahn. Pour cette édition, le
musée s’associe à l’actualité des commémorations de la Grande Guerre,
période historique pour laquelle il possède des fonds photographiques
et cinématographiques exceptionnels, et propose une réflexion sur la
construction des récits d’après-guerre
8
. Lesœuvres choisies permettent
d’appréhender la problématique de la construction des récits liés aux
conflits armés, récents et plus anciens. De l’émergence du travail de
22
23
(6)EdgarMorin,
Pour une réforme de la pensée
, inEntretiensNathan,Paris,Editions
Nathan, 1995.
(7) Valérie Jouve, Centre national de la photographie, Paris, 1998, in Mac Val,
Parcours 3, Je reviendrai
, 2009-2010, p. 51.
(8)
Les Âmes grises. Récits photographiques d’après-guerre
,ÉditionsLiénart,2014.