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Le temps est un objet de recherche qui intéresse énormément et

fait l’objet d’une forte activité éditoriale, mais reste encore un défi

aujourd’hui. Il existe bien depuis quelques décennies des

descriptions

de l’emploi du temps des Français à partir des enquêtes décennales

de l’Insee. Mais les tentatives de théoriser le temps social, de saisir la

dimension temporelle de la vie sociale, de comprendre ce que le temps

socialement construit signifie pour nous, comme celle de Norbert Elias

9

,

sont plus rares. Récemment, l’approched’un théoricienallemand, Hartmut

Rosa

10

a rencontré beaucoup de succès. Probablement parce que son

évocation de l’accélération entre en écho avec notre expérience quoti-

dienne d’un temps qui s’accélère d’une manière que nous ne pouvons

pas contrôler, et aussi, avec le sentiment d’une

pénurie

de temps devant

la multiplication des options d’action qui se présentent à nous. Car c’est

ainsi que Rosa définit l’accélération, «

une augmentation du nombre

d’épisodes d’action ou de vécu par unité de temps

». Trois évolutions

sont caractéristiques du bouleversement de notre rapport au temps :

la transformation du rapport à l’espace, aux autres et aux choses.

L’accélération a trois origines dans ces trois domaines : l’accélération

des transports qui a transformé le rapport à l’espace ; l’accélération des

communications qui a transformé le rapport aux autres ; l’accélération

de la production qui transforme le rapport aux choses (obsolescence

programmée, mais aussi dans la mode, le moteur de la nouveauté étant

un puissant stimulant pour l’économie et le développement).

La dynamique de l’accélération

Nous pouvons mettre en évidence un double aspect du diagnostic de

l’accélération. Rosa définit l’accélération de manière dialectique à deux

niveaux, individuel et systémique, combinant deux phénomènes opposés,

d’accélération et pétrification (ou immobilisation). Les symptômes

visibles d’accélération se traduisent par l’incertitude quant au futur,

l’impossibilité de prévoir (au niveau systémique), ou par le sentiment de

pénurie de temps, de pénurie de vie, le surmenage (au niveau individuel).

L’immobilisation, ou la pétrification, qui est l’autre phénomène temporel

associé à l’accélération, se traduit par le sentiment de « fin de l’histoire »,

impossibilité du changement, ou, au niveau individuel, par le sentiment

d’être dépassé, la perte du sens de la vie, la dépression. Ces phénomènes

d’immobilisationralentissentletraindel’accélération,maisnel’arrêtentpas.

Cettevisiondialectiquede l’accélération commedoubleprocessus d’accé-

lération/pétrification permet à Rosa de déceler, dans les expériences

contemporaines du temps, différentes manières de vivre l’accélération :

intensification du temps, raccourcissement des tâches quotidiennes

comme les repas, les rencontres, la longueur des mails, ou ce qu’il appelle

le « rebouchage des pores », la suppression des temps morts et des

pauses ; mais aussi, de caractériser cinq différentes façons de s’opposer

à l’accélération, des tactiques de « décélération » : les limites de vitesse

naturelles, conditionnées par la physiologie du corps humain ou de son

environnement physique (par exemple la durée de la grossesse, le jour

et la nuit) ; les « oasis de décélération » que sont les niches territoriales

ou culturelles où le temps semble s’être arrêté ; la décélération dysfonc-

tionnelle – conséquence involontaire de l’accélération (l’embouteillage) ;

la décélération par inertie structurelle ou culturelle qui oppose une

immobilisation en profondeur à l’apparence d’accélération (cf. les thèses

de Virilio ou Baudrillard sur la fin des utopies) ; et enfin, la

décélération

intentionnelle

, que représentent des mouvements comme

Slow

, mais

aussi d’autres formes de résistance aux innovations techniques (des

machines) qui produisent l’accélération.

Une politique du temps

Les thèses de Rosa sur l’accélération relancent la discussion sur les

« diagnostics de l’époque », la modernité contemporaine. Rosa affirme

que ce qui gouverne lemonde, dans notremodernité, n’est ni le pouvoir,

ni l’argent, mais l’accélération. Faire de l’accélération le principal facteur de

la modernisation s’oppose à des thèses qui désignent d’autres facteurs

historiques du changement, comme les révolutions industrielles, la

technique, ou le marché. Notre démocratie, rappelle Rosa, repose sur

la conviction que la société est un

projet

qu’il s’agit «

d’organiser poli-

tiquement dans le temps

». Comme d’autres auteurs (Zakki Laïdi

11

, en

France), Rosa relève la contradiction entre l’urgence et la délibération

démocratique. Si c’est l’accélérationqui nous gouverne…alors la discussion

politique devrait, dans les années à venir, se situer sur le terrain du temps

– c’est la conclusion à laquelle parvient Rosa au terme de son analyse.

26

27

(9) Norbert Elias, 1996 (1984),

Du temps

, Paris, Fayard.

(10) Hartmut Rosa,

Accélération. Une critique sociale du temps

, Paris, La Décou-

verte, 2010.

Hartmut Rosa,

Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité

tardive

, Paris, La Découverte, 2012.

Hartmut Rosa, « L’accélération est l’équivalent de la promesse religieuse de vie

éternelle »,

Philosophie Magazine

, dossier : « L’Homme débordé. Peut-on retrouver

le temps ? », mars 2012, n° 57, p. 43-44.

(11) Zakki Laïdi,

Le sacre du présent

, Paris, Flammarion, 2000.