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Résister à l’accélération

Je me suis intéressée aux tactiques individuelles de « décélération

intentionnelle »

12

. Notre pari dans cette recherche était de repérer des

stratégies individuelles répondant aux critères de la critique idéolo-

gique de l’accélération qui s’est développée avec les mouvements

Slow

.

Ceux-ci ont émergé dans les années 1990 en réaction contre l’implan-

tation d’unMcDonald dans la ville de Bra (en Italie). Lemouvement

Slow

Food,

proposé par Carlo Petrini, a pour ambition de prendre le temps de

partager et de savourer un repas sain, avec des produits essentiellement

frais et respectueux des saisonnalités et d’une consommation de

produits locaux. Ce mouvement s’est étendu à d’autres domaines, plus

particulièrement depuis quelques années. Parmi toutes les déclinaisons

des mouvements

Slow

(qu’ils soient

Slow Cities

,

Slow Management

,

Food

,

Drinking, Education

,

Tourism

,

Sex

,

Art

,

Science

, etc.), nous avons

distingué au moins cinq principes communs :

- rechercher le temps juste ;

- privilégier la qualité (contre la quantité) ;

- redonner le temps aux individus (reconquête de la maîtrise du temps,

projet d’autonomie) ;

- privilégier le présent à partir du passé et en pensant à l’avenir ;

- avoir un esprit critique vis-à-vis de la société actuelle.

Les initiatives

slow

sont soit des initiatives politiques (à l’échelle d’une

petite ville, par exemple, ou d’une profession), soit des tactiques indi-

viduelles qui choisissent un cadre de référence collectif quand il existe

(sur internet ou localement). Dans les tactiques de ralentissement que

nous avons étudiées, la référence à un « mouvement »

slow

est très

rare, voire inexistante. Les tactiques quotidiennes pour ralentir sont

très nombreuses, sans pour autant que l’étiquette

slow

y soit attachée.

L’engagement dans unmouvement

slow

est sujet auxmêmes conditions

que n’importe quel autre engagement pour une cause dans le contexte de

«nouveauxmouvementssociaux»,caractérisésparuneplusgrandeplace

laisséeà l’initiative individuelleet une fortedosedepragmatisme (ce sont

surtout des engagements pour des problèmes ponctuels recherchant

des solutions concrètes). Le changement lent de style de vie s’apparente

davantage à la r

ésistance ordinaire

13

, qui est une manière d’agir au quo-

tidien pour préserver les liens (contre des logiques ou des rationalités

économiques ou politiques qui menaceraient les relations sociales). Par

exemple, le fait de préparer les repas de manière artisanale. C’est une

tactique de ralentissement très répandue, sciemment employée pour

s’opposer à la distensiondes liens familiaux ouproches (et ce, alors que la

consommationdeplats préparés ou semi-préparés, ainsi que les repas pris

à l’extérieur du foyer, sont des indicateurs de bonne santé économique

pour l’INSEE ; doit-onen conclureque si ces indicateurs s’améliorent, l’état

des relations sociales en pâtit ?). Alors que préparer les repas de manière

artisanale exige plus de temps, mobiliser cette pratique constitue un

vecteur de résistance ordinaire à l’accélération qui constitue un gain de

sociabilité. Un autre exemple qui va dans le même sens : la pratique de

la vaisselle collective (contre le lave-vaisselle qui n’exige pas la coopé-

ration des membres de la famille ou le partage des tâches, mais aussi

les conversations, le temps passé ensemble en faisant quelque chose,

qui est nécessaire à la vie familiale et ressenti comme tel). Ces exemples

éclairent la définitionde la résistance ordinaire, qui est unemanière d’agir

avec des contraintes fortes, sans renverser le rapport de forces global (ici,

l’accélération des activités sociales), mais en préservant au coup par coup

ce qui est important pour le vivre-ensemble.

Styles de pensée et styles de temps : le travail

de la culture

Les tactiques de résistance à l’accélération, tout comme les expériences

de l’accélération, ne sont pas universelles, ni uniformément vécues par

tout lemonde de la même façon. Nous devrons renverser la perspective

pour atténuer le constat de Rosa, d’une expérience universelle de l’accé-

lération, qui serait indifférente aux positions ou appartenances sociales,

économiquesouculturelles. En réalité, notre rapport au tempsest cohérent

avec notre position dans le monde social, notre « style de pensée »

(selon l’expression de l’anthropologue britannique Mary Douglas qui

a travaillé sur les différences culturelles,

cultural bias

14

). Notre rapport

au temps est cohérent à l’intérieur d’un style culturel plus complexe,

englobant les valeurs, aspirations et pratiques quotidiennes. Suivant le

style considéré, nous pourrons parler dans certains cas d’accélération

ou de vitesse, plutôt que de « décélération ». Chaque style de pensée

est le résultat de la conjugaison de deux dimensions essentielles à la

vie sociale : la dimension de l’appartenance au groupe (cf. schéma, axe

horizontal), qui définit le degré de contrôle que le groupe peut avoir sur

28

29

(12) Recherche Moderato, Modes de vie innovants et tactiques de résistance à

l’accélération du rythme quotidien, MEDDTL-Programme MOVIDA, 2014 (Michelle

Dobré, Rudy Amand et Julien Onno à Caen et Nicolas Hossard à Nice).

(13) Michelle Dobré,

L’écologie au quotidien. Éléments pour une théorie sociolo-

gique de la résistance ordinaire

, L’Harmattan, 2002.

(14)MaryDouglas,

ToughtStyles

,Londres,SagePublications,1996 ;(2004.

Comment

pensent les institutions

. LaDécouverte, nouvelle édition).