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Si le temps en physique est une notion objectivable et donc quelque
part non discutable pour un certain nombre de scientifiques, cette
notion n’a jamais cessé de nous faire rêver. Certes pour Etienne Klein,
«
l’existence d’une psychologie du temps ne suffit pas à prouver celle
d’un temps psychologique
». Cependant il reconnait intéressant de se
poser la question : le temps peut-il fonctionner de manière autonome
de notre conscience ? Cette discussion philosophique nous ramène à la
question de la nature profonde de l’homme.
Avec le détour artistique par Patrick Tournebœuf, photographe de
stèles, présenté par Valérie Perlès, nous avons une parfaite illustration
de ce que cherche à convoquer lemuséeAlbert-Kahn aujourd’hui, à savoir
« un regard actuel porté sur le passé ». Cet intermède artistique trace un
lien entre les notions de temps et de conscience. Car le temps est aussi
ce qui donne tout son sens au passé, présent et futur. L’évolution est
bien «
le fruit de notre conscience
» nous dit Edgar Morin.
L’exposé de Bernadette Puijalon prolonge la réflexion. C’est comme si
la vieillesse nous ouvrait à de nouvelles dimensions de notre intério-
rité. «
Chaque décision, chaque choix sculptent tout au long de notre
vie notre statue intérieure
» reprend magnifiquement l’intervenante.
Cette idée de sculpture est très parlante et matérialise bien la richesse
du grand âge. Cette intervention aborde également la question de la
solidarité vis-à-vis des générations passées et à venir, de l’importance
de penser son identité future et son empreinte. Le regret de ses actes
constitue selon Bernadette Puijalon le principal écueil lorsque l’on parle
de rapport au temps et à la décision.
La pensée d’Hartmut Rosa, philosophe et phénoménologue allemand
contemporain, déjà cité dans ces
Cahiers
, met en avant l’idée selon
laquelle le sentiment de pénurie de temps et d’accélération s’explique
par trois phénomènes concomitants qui sont repris par Michelle Dobré :
l’accélération des transports transforme le rapport à l’espace, celle des
communications, le rapport aux autres et l’accélération de la production
transforme le rapport aux choses (obsolescence programmée, moteur de
la nouveauté). Le changement de notre rapport au temps s’accompagne
donc d’une transformation de notre rapport à l’espace et aux choses.
La sociologue Michelle Dobré établit un lien entre notre rapport au
temps et notre style de pensée. Elle définit quatre cultures du temps qui
ont fait réagir les participants aux Entretiens Albert-Kahn. Ne sommes-
nous pas constitués un peu des quatre à la fois ? Ne passons-nous pas
par plusieurs phases selon notre âge et notre niveau d’activité ?
Son analyse montre en outre très justement que le sentiment d’accé-
lération ne touche pas de manière homogène l’ensemble des Français
mais plutôt les personnes travaillant dans des grands groupes ou à des
niveaux de professionnalisme exigeant. Les jeunes sans emploi, les
retraités ou ceux qui s’ennuient dans la vie sont loin de partager cette
représentation. On trouve même des personnes qui refusent cette
accélération qu’ils qualifient d’idéologique pour s’engager dans des
« tactiques de décélération ». Lemouvement
Slow
constitue à ses yeux
un mouvement de fond.
L’intervention de Michel Estrade est particulièrement éclairante pour
notre administration car elle illustre comment une entreprise de taille
significative peut également créer de l’agilité dans son fonctionnement.
Nous avons été stupéfait d’apprendre que celle-ci a réussi à réduire de
manière assez considérable le nombre de mails (près de 70 % des mails
internes), tout en favorisant le travail à domicile (18%des collaborateurs
pratiquent le télétravail et bien plus de manière informelle). Cela a en
outre permis de dégager près de 25 % du temps pour le management
de proximité, de favoriser le travail collaboratif grâce à des nouveaux
outils numériques (wiki interne et réseau social d’entreprise). Cela
montre que « le bonheur au travail » est possible même si la frontière
entre la vie privée et la vie professionnelle devient plus poreuse.
Nous retenons que la notion de temporalité est très subjective et qu’elle
nécessite cependant une forme d’altruisme pour composer avec les
différentes représentations. Le sentiment d’accélération ne doit pas
réduire à néant les efforts pour prendre le temps de réfléchir, d’anticiper
et d’écouter avant d’agir. Enfin, le numérique n’est pas uniquement un
accélérateur, il peut aussi nous aider àmieux vivre et travailler en jouant
du synchrone et de l’asynchrone.
Carine Dartiguepeyrou
Secrétaire générale
des Entretiens Albert-Kahn