Bien qu’elle se diffuse largement dans le débat public, la notion de biens
communs reste complexe. D’abord parce que la définition d’origine est
peu opératoire. Ensuite parce qu’en quittant la sphère économique
pour pénétrer celle de l’action collective, le sens initial s’est déplacé.
L’objet de cet article est d’éclairer la notion de biens communs en
rendant compte du glissement d’usage par lequel on passe d’une fonc-
tion descriptive à une fonction prescriptive, voire performative. Cette
évolution est marquée par un glissement sémantique à travers lequel
le mot « biens » tend à disparaître de l’expression « biens communs ».
Des « biens communs » aux « communs », quelles transformations et
conséquences pour la société civile et les politiques publiques ?
Samuelson et la définition économique
des biens communs
En 1954, l’économiste Paul Samuelson publie un article dans lequel
il distingue les biens de consommation privés (
private consumption
goods
), partageables, et les biens de consommation collectifs (
collective
consumption goods
), non partageables
1
. Il définit ainsi la non-rivalité :
l’indivisibilité d’un bien ou d’un service conduit à la non rivalité de sa
consommation. Par exemple, la lumière d’un phare est indivisible et le
bénéfice qu’en tire une personne n’en prive aucune autre. À ce premier
critère s’ajoute celui de non-excluabilité selon qu’il est ou non possible
d’exclure des utilisateurs de l’usage de ce bien
2
. L’air, par exemple, est
un bien non-excluable. La combinaison des deux critères a servi à dres-
ser une typologie devenue aujourd’hui classique.
8
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Dans cette typologie apparaissent les «
public goods
», locution géné-
ralement traduite par « biens collectifs », qui sont non-rivaux et
non-excluables, tels que l’air ou le système de défense nationale. Elle
est également parfois traduite par « biens publics », traduction fautive
pour tous ceux qui veulent réserver cette désignation aux biens produits
et fournis par la puissance publique
3
. Ainsi, en toute rigueur, un bien
collectif n’est pas forcément un bien public et inversement. Par exemple,
l’éclairage public ou la défense aérienne sont à la fois des biens publics
et des biens collectifs (puisqu’ils sont non-rivaux, non-excluables et
produits par la puissance publique), tandis que l’air est un bien collectif,
mais pas un bien public.
Enfin, une quatrième catégorie apparaît, celle des « biens communs »
— parfois dits biens collectifs impurs — qui sont non-excluables mais
rivaux, c’est-à-dire ouverts à tous et qui, de ce fait, subissent une
pression des usages. L’exemple le plus connu et qui a servi de modèle
à bon nombre de discussions est celui des
commons
anglais d’avant
le XVII
e
siècle — qu’on traduira par « biens communaux » —, soit les
pâtures ouvertes à tous, les forêts où ramasser bois mort et champi-
gnons, etc. Les ressources halieutiques fournissent un exemple plus
contemporain.
R I VAL I TÉ
Faible
Forte
EXC LUAB I L I TÉ
FAIBLE
Public goods
Biens collectifs
Biens publics
(biens collectifs purs)
ex. : éclairage public, air
Open access goods
Common pool goods
Common pool ressources
Biens communs
(biens collectifs impurs)
ex. : bande passante,
ressources halieutiques
limitées,
commons
FORTE
Biens de clubs
Biens à péage
ex. : autoroute,
chaîne cryptée
Biens privés
ex. : meuble, voiture
(1) « The Pure Theory of Public Expenditure »,
The Review of Economics and
Statistics
, vol. 36, n° 4, 1954, pp. 387-389.
(2) J. G. Head, « Public Goods and Public Policy »,
Public Finance
, n° 17, 1962, pp.
197-219.
(3) Voir Alain Beitone, « Biens publics, biens collectifs, Pour tenter d’en finir avec
une confusion de vocabulaire »,
Revue du MAUSS permanente
, 22 avril 2014 [en
ligne] :
www.journaldumauss.net/./?Biens-publics-biens-collectifs.Consulté le
16 novembre 2015.