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Une forte dimension contextuelle qui affaiblit
la portée normative de la définition
Il est important de noter que ces caractéristiques de rivalité et d’ex-
cluabilité dépendent en partie du contexte et parfois d’une décision
collective. En conséquence, un même bien ne pourra pas être partout
catégorisé de lamême façon. L’exemple de l’eau l’illustre bien. En Europe
du Nord, sauf exception, l’eau est aujourd’hui abondante et la consom-
mation des uns n’affecte pas celle des autres (non-rivalité). L’eau devra
donc être tenue pour un bien collectif. Mais dans d’autres endroits du
monde, la consommation par les uns peut priver les autres (rivalité).
Là, l’eau sera un bien commun. L’exemple des routes est également
parlant. Une autoroute à péage est un bien de club (excluabilité). Si on
supprime le péage, elle devient un bien collectif. Mais, dès qu’il y a des
embouteillages (rivalité), elle devient un bien commun ! On constate une
double détermination : celle du contexte (l’heure de pointe) et celle de la
décision collective (instaurant un droit de passage).
Ces deux exemples montrent la fragilité de la dimension descriptive de
la typologie classique des biens : ce qui s’avère déterminant est moins le
bien en lui-même que son contexte d’usage et sa représentation sociale.
Garrett Hardin et la tragédie des communs :
comment protéger des ressources sous pression ?
Un deuxième article joue un rôle de marqueur dans la construction de la
réflexion sur les biens communs :
La tragédie des communs
4
, de Garrett
Hardin. Dans ce texte publié en 1968, l’écologue américain défend l’idée
que les biens dont l’usage est ouvert et rival finissent par s’épuiser,
chaque utilisateur essayant d’enmaximiser l’usage à son profit. À partir
de l’exemple des pâtures, il pose que chaque éleveur tentera de faire
paître le plus grand nombre d’animaux, maximisant son bien propre au
détriment des ressources communes. Les biens communs sont ainsi
menacés par la pression des utilisateurs, en particulier dans la perspec-
tive malthusienne qu’adopte Hardin. Mais, explique l’auteur, plusieurs
solutions existent dont la privatisation et la nationalisation. La première
consiste à laisser au secteur privé le soin de protéger des biens qui
représentent une richesse qu’un propriétaire aura intérêt à faire fructifier
dans le temps. La seconde, jugée moins efficace par Hardin, consiste à
confier à la puissance publique la charge de protéger la ressource.
La redéfinition des communs :
Elinor Ostrom et l’alternative privé/public
L’économiste Elinor Ostrom va récuser l’alternative du tout-marché ou
du tout-État. À partir d’exemples collectés en divers points du globe, elle
montre que les lieux ouverts et soumis à la pression des usages ne sont
pas tous sans règles. Dans les alpages duValais (Suisse) —assez similaires
aux pâtures décrites par Hardin —, elle ne constate aucune surexploi-
tation grâce aux règles établies par les utilisateurs
5
. Autrement dit,
ce n’est pas parce qu’un bien est en libre accès que les utilisateurs ne
sont pas capables de s’organiser pour le protéger. Il existe des solutions
mixtes, associant sans exclusivité des particuliers, le marché et l’État.
Un certain nombre de similarités se dégagent des exemples qui ont fait
la preuve de leur efficacité
6
:
• une délimitation claire de la ressource et de ses usagers légitimes ;
• des règles de gouvernance localement adaptées (à la géographie, la
technologie, etc.) ;
• des usagers qui participent à la révision des règles ;
• le contrôle de l’application des règles ;
• des sanctions graduelles en cas de non-respect ;
• un mécanisme de résolution des conflits ;
• la reconnaissance de cette gouvernance particulière par les autorités
(type État).
L’analyse d’Elinor Ostrom renverse ainsi la perspective initiale : «
elle
cesse de se fixer sur la nature des biens qui déterminerait leur caractère
de commun et elle se penche au contraire sur le cadre institutionnel et
réglementaire qui préside à leur érection en tant que communs, mieux,
qui les institue en tant que communs
»
7
. Ce changement est tout à
(4)
Science
, vol. 162, n° 3859, 1968, pp. 1243-1248. [en ligne] : http://www.
sciencemag.org/content/162/3859/1243.full.Consulté le 16 novembre 2015.
Voir aussi Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la
«Tragédie des communs»»,
Revue d’histoire moderne et contemporaine
, 1/2013
(n° 60-1), pp. 7-36.
(5) Elinor Ostrom,
Governing the Commons: The Evolution of Institutions for
Collective Action
, Cambridge University Press, 1990, p. 61.
(6) Les tirets suivants sont repris à partir de E. Ostrom,
op. cit
., pp. 88 à 101 et du
tableau p. 90.
(7) Jean-Marie Harribey, « Le bien commun est une construction sociale. Apports
et limites d’Elinor Ostrom »,
L’Économie politique
, n° 49, janvier 2011.