Il n'y a pas de bien physique totalement non-rival (dont l'usage par une
personne ou un groupe n'a pas d'impact négatif sur le bien d'autres
personnes), alors que les communs numériques s'en rapprochent. Le
fait qu'ils soient réplicables (copiables) fait que selon l'expression de
Benjamin Franklin à propos des idées : «
celui qui allume sa chandelle
à la mienne ne me prive pas de lumière
». Ils ont même souvent un
caractère anti-rival : plus un bien commun numérique est utilisé plus il
prend de la valeur. Cette spécificité, en comparaison par exemple à des
ressources limitées comme l'eau, a des conséquences très importantes.
Avant tout, les biens communs numériques sont en production, en
enrichissement permanents, à la différence des biens communs phy-
siques qu'il n'est le plus souvent pas possible d'étendre. L’apparition
de l'informatique et des réseaux a donné une nouvelle vie à la notion
de bien commun grâce au fait que les biens communs numériques
puissent être enrichis en permanence par les activités humaines. Dans
la sphère physique, la notion de bien commun tend à n'être considérée
que comme un résidu par rapport à ce qui relève de la propriété privée
ou publique.
Par ailleurs, le lien entre bien commun et communautés est très différent
pour les biens communs numériques. Pour un bien commun physique
comme les terres à pâturage il y a une communauté de référence, où
les usagers sont en même temps ceux qui maintiennent le bien. Pour
un bien commun numérique, il y a disjonction entre la communauté
d'usage qui est universelle en droit et très large en pratique et une ou
plusieurs communautés de producteurs qui sont plus réduites. Si
l'on prend Wikipédia, il y a des centaines de milliers de contributeurs et
des centaines de millions d'usagers. Si l'on prend un logiciel libre pour
une certaine fonctionnalité, il peut y avoir plusieurs communautés de
producteurs qui travaillent en parallèle avec des règles de gouvernance
différentes, mais elles sont en général de taille assez réduite. Beaucoup
de logiciels libres sont produits et maintenus par une seule personne et
même les projets les plus gros n'ont que quelques milliers de contribu-
teurs à divers titres.
Les biens communs numériques sont souvent interdépendants. Pour
utiliser un logiciel libre, il faut disposer de dizaines ou centaines d'autres
logiciels (heureusement on ne s'en rend compte que quand l'un d'entre
eux manque). Enfin, il existe des biens communs mixtes qui ont à la
fois une partie informationnelle et une partie physique : par exemple
les variétés végétales qui contiennent de l'information génétique mais
celle-ci a besoin d'un organisme (la cellule, la plante) pour « s'exprimer ».
Portée des biens communs numériques
Les biens communs numériques jouent aujourd'hui un rôle fonda-
mental dans les activités les plus importantes de nos sociétés. Dans
notre époque de domination absolue de la mesure économique, ce rôle
est très mal cerné parce que, justement, l'accès et l'usage du bien ne
donnent le plus souvent pas lieu à des transactionsmonétaires. Prenons
quelques faits : une part très importante de l'infrastructure d'internet
provient des logiciels libres. Il y a plus d'un milliard d'œuvres de tous
médias placées sous licences
Creative Commons
. L'usage massif d'un
grand nombre d'applications pour l'expression publique, la collaboration
et l’alphabétisation en matière de médias repose sur des logiciels et
contenus libres. L'activité des petites et moyennes entreprises et des
administrations et leur capacité à innover reposent pour beaucoup sur
l'existence de logiciels et de sources d'informations libres. Un projet
collaboratif comme OpenStreetMap a pu très rapidement concurrencer
et dépasser sur certains aspects les réalisations de Google, alors même
que Google bénéficiait d'un accès privilégié à tout ce qui concerne la
géolocalisation et aux informations géographiques publiques. Dans
le futur, il n'y aura de restauration de la vie privée et de l'intimité dans
l'espace numérique que par l'usage des logiciels libres.
Pour sérier cette portée des biens communs et passer enfin au rôle
possible de la puissance publique, il est utile de distinguer : les infras-
tructures communes (comme internet), les biens communs numériques
proprement dits et les biens publics sociaux (éducation, santé, urbanisme,
gestion du temps, réduction des inégalités, etc.) qui ne sont pas direc-
tement des biens communs mais peuvent bénéficier de leur existence,
en particulier si les politiques publiques se le donnent pour but. Plus
généralement, les biens communs sont l'un des piliers pour la réalisation
concrète des droits fondamentaux, en particulier de ceux qui sont
définis dans le Pacte des droits sociaux, économiques et culturels de
l'ONU.
Rôle de la puissance publique (notamment
territoriale) à l'égard des communs numériques
De la puissance publique, on peut d'abord attendre qu'elle ne nuise pas
aux biens communs numériques. Or, on a malheureusement étendu
et durci les mécanismes d'appropriation par les droits exclusifs (droits
d'auteur et voisins, brevets, droits
sui generis
sur les bases de données,
marques, etc.) dans les trente dernières années, souvent en laissant
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