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Certains ne veulent lire aucunmalaise dans ces données pourtant sans
équivoque et réfutent le bien-fondé de toute démarche volontariste
visant à établir une plus grande mixité sociale. Pour eux, la musique
serait par essence la pratique la mieux partagée. Son évolution,
soi-disant naturelle, se serait complètement stabilisée dès le début
du XX
e
siècle, respectant un ordre établi, ou plutôt accepté, qui
répartirait l’offre selon les demandes reflétant les goûts prétendument
spontanés de chaque milieu, en vertu d’un
statu quo
cynique qui,
s’il devait l’emporter, conduirait par ailleurs tout droit à la mort du
répertoire symphonique : le « classique » pour les personnes âgées
et aisées, les formes dites actuelles pour les jeunes ou les catégories
défavorisées.
Or, plutôt que de maturité d’un art adulte, c’est de paralysie qu’il
conviendrait de parler. Après avoir connu un long cycle d’épanouisse-
ment, d’éclosion de formes nouvelles et de développement des publics
– de la fin du Moyen Âge jusqu’au postromantisme –, la musique dite
classique a suivi une trajectoire plus sinueuse au cours du siècle
dernier. Secouée notamment par les mutations esthétiques et
l’internationalisation culturelle survenues ces dernières décennies,
elle donne aujourd’hui l’impression d’une inadaptation au monde
contemporain. Elle peut encore, à raison, être perçue comme le temps de
la libération de la créativité, mais les représentations qui la protègent,
l’enferment dans son histoire et la coupent des transformations en cours
suscitent des inégalités qui reflètent des antagonismes profonds entre
classes sociales, sexes ou générations.
À force de blocages et de résistances, l’ensemble du système qui porte
la musique s’est sclérosé et doit être repensé aujourd’hui, du côté
des industries, des médias et du spectacle vivant. Dans les milieux
musicaux – aussi bien « classique » que « populaire » d’ailleurs –, trop
de catégories artificielles, trop d’idées reçues, de nature régressive,
continuent à circuler sur le caractère intrinsèquement élitaire de cet
art, véhiculées aussi bien par les professionnels, les analystes que les
mélomanes. Ces clivages culturels ont créé dans la durée des ghettos,
des pratiques spécifiques, des publics qui ne voyagent pas assez d’un
genre à un autre, bref, un immobilisme contre lequel viennent buter le
rayonnement et la lisibilité des politiques publiques.