Cahier numéro 4 - page 46-47

Le risque d’instrumentalisation existe évidemment. Sauf
que lemanagement, qui souvent oublie la question du sens,
n’introduit pas la relation en complément du sentiment de
précarité qu’il est susceptible de générer. Dans ce cas, ça ne
marche pas : introduire du sentiment de précarité et lutter
contre le relationnel, notamment au nom de la fameuse
distance professionnelle, ça ne marche pas et les équipes
se bloquent : « Nous ne sommes pas reconnus ici ».
Le management du changement peut d’ailleurs se résumer
ainsi : d’une part le caractère conservatoire de la logique qui
impose de procéder par addition, d’autre part l’installation
d’un relationnel pour répondre au besoin de reconnaissance.
Ce mécanisme a un autre effet redoutable sur le plan du
rapport à la règle et à la loi.
Le rapport à la règle et à la loi
Tout individu qui se positionne dans un contexte précaire aura tendance
à prendre en compte ceux qui se définissent par l’appartenance : « Je
suis le fils de…»Dans son esprit, n’existent alors que ceux qui sont le fils
de… autrement dit les personnes physiques. La société se résume alors
à un agrégat de personnes physiques qui règlent leurs différents éven-
tuels entre quatre yeux, éventuellement par le biais d’ordres donnés et
reçus. Et il n’y a rien d’autre.
Les personnes qui vivent dans un contexte de sécurité prennent en
compte ceux qui font. C’est-à-dire d’une part les personnes physiques
qui travaillent – en marginalisant les personnes physiques qui ne tra-
vaillent pas –, d’autre part les personnes qui font, sans être le fils de
quelqu’un, les personnes morales. La société devient alors un agrégat
complexe de personnes physiques qui travaillent et de personnes
morales : l’État, l’entreprise, la collectivité locale, l’association… C’est une
sorte d’automatisme pour celui qui a accepté l’idée que c’est la fonction
qui fait l’être. De surcroît, les injonctions de ces personnes morales sont
nommées « règles » : la loi, le règlement intérieur, la charte… Aussi pour
une population qui se reconnaît dans le système existentiel basé sur la
fonction, la règle, injonction d’une personne morale, est donc considé-
rée comme légitime. Par contre, pour une population qui se reconnaît
dans un système existentiel basé sur la relation, les injonctions des
personnes morales ne sont que faiblement légitimes, indexées sur la
faiblesse du concept de personne morale. Les zones de non-droit dans
notre pays naissent comme cela, et des pays entiers, sur tous les conti-
nents, fonctionnent sur ces bases.
C’est ainsi que l’usager peut arriver à un guichet et réclamer de voir spé-
cifiquement M
me
Dugenou. Et la réponse « Elle est en congé maternité
et c’est M
me
Dupuis qui la remplace » entraine en général un repli rapide :
« Alors je reviendrai quand M
me
Dugenou sera là ». Cela produit une
personnalisation forte des rapports usagers/agents.
À l’inverse, dans les groupes qui se sont structurés dans un contexte de
sécurité, la personnemorale est une évidence telle que personne ne fait
la confusion entre personne physique et personne morale, personne ne
confond le conseil général et son président, l’État et le président de la
République. Les personnes physiques peuvent changer, les personnes
morales perdurent.
Il s’est donc produit dans notre pensée une évolution philosophique
fondamentale : en déplaçant la question de l’être de la filiation à la
fonction, on a permis l’émergence de la personne morale, donc de l’État,
de la règle, de la loi. Le processus est lent, il émerge progressivement
au cours du Moyen Âge, pour être définitivement théorisé au Siècle des
lumières. N’oublions pas qu’il ne s’agit pas d’un mécanisme universel et
automatique. Il faut connaître une situation de sécurité pendant suffi-
samment longtemps pour pouvoir faire glisser sa réponse existentielle
de la filiation vers la fonction.
Aujourd’hui dans notre pays certains quartiers vivent en grande
précarité et connaissent ce genre de fonctionnement, mais il y a des
pays entiers qui fonctionnent comme cela.
Nombreux sont les cas où les injonctions de la personnemorale – les lois
– ne sont pas respectées, mais les injonctions des personnes physiques
le sont. Ainsi tel ou tel personnage reconnu peut faire un coup d’État,
car ses injonctions ont valeur d’ordres pour les siens, mais ensuite les
mêmes personnes qui ont obéi au chef de l’État n’obéissent absolument
plus aux lois de l’État. C’est à partir de ce constat qu’avait été imaginée
la police de proximité : faire en sorte, en incarnant l’État à travers des
personnes physiques reconnues localement, que les lois deviennent
dans un premier temps des ordres auxquels les personnes en précarité
acceptent de se soumettre. C’était le fruit d’une grande réflexion philo-
sophique.
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