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et ce transit ne peut être décrit et pensé qu’en faisant intervenir la

présence d’un sujet. Le temps n’est plus un ordre mais une dynamique

dont le moteur est lié à la subjectivité d’un sujet, et même la notion de

présent a besoin de la présence d’un sujet pour prendre sens. La notion

de temps « vécu » désigne-t-elle un vrai temps, peut-être même le seul

vrai temps qui soit, ou ne s’agit-il que d’une façon de parler, d’un abus

de langage, voire d’un simple jeu de mots qui dirait simplement, par une

sorte de raccourci trompeur, notre façon de vivre le temps, de l’habiter

et de le penser ?

Si l’on admet qu’il existe un temps vécu, ou bien un temps psycho-

logique, qui coulerait en marge du temps physique, alors il faudrait

reconnaître que la physique échoue à rendre compte de la relation qu’il

pourrait y avoir entre ces deux sortes de temps, le temps physique et le

temps psychologique, ou si vous préférez le temps des horloges et celui

de la conscience. Ces deux temps ont sans doutedes liens, mais certaines

de leurs propriétés sont distinctes, voire antagonistes. Déjà, leurs

structures diffèrent. Le temps physique est toujours représenté comme

un mince filament, qui s’écoule identiquement à lui-même. Le temps

psychologique, lui, se déploie en ligne brisée, il entremêle ou superpose

des rythmes différents, il contient des discontinuités, de sorte qu’il

ressemble plutôt à un cordage tressé. Notre conscience éprouve en

effet plusieurs temporalités enchevêtrées, tant par leur nature (la tem-

poralité de nos sensations, celle de nos idées, celle de nos humeurs…)

que par leurs échelles, tout comme une corde est faite de multiples

brins, qui sont eux-mêmes composés de fines et courtes fibres. Temps

physique et temps psychologique se distinguent également par le

fait que le premier, ponctuellement concentré dans le présent, sépare

l’infini du passé de l’infini du futur tandis que le second mélange au

sein du présent un peu du passé récent et un peu de l’avenir imminent.

Dans le temps physique, les deux instants successifs n’existent pas

ensemble, par définition. Le temps psychologique, lui, élabore une sorte

de coexistence au sein du présent, du passé immédiat et du futur proche.

Il unit donc ce que le temps physique ne cesse de séparer, il retient ce

que le temps physique emporte, il inclut ce qu’il exclut, maintient ce qu’il

supprime.

Tel qu’il est figuré sur la ligne du temps physique, l’instant présent a

une durée nulle. Il se concentre en un point. Point qui symbolise notre

connexion actuelle à la ligne du temps. Mais la perception que nous en

avons n’est jamais aussi concentrée. Car notre conscience épaissit

l’instant présent, émousse sa brillance, le dilate en durée. Elle l’habille

de son voisinage, l’enveloppe d’une rémanence de ce qu’il a contenu à

l’instant précédent et d’une anticipation de ce qu’il contiendra à l’instant

suivant. Ainsi, lorsque nous écoutons un air demusique, nous percevons

bien que la note précédente est comme retenue avec la note présente

qui se projette elle-même dans la note suivante. Le présent, lorsqu’il

disparaît, laisse toujours une trace dans la conscience, en même temps

qu’il y préfigure son prolongement : une sorte d’alliance continuée du

passé immédiat et du futur imminent s’établit au sein du présent perçu

(Husserl). Sans cette alliance, il n’y aurait pas de mélodie à proprement

parler.

Vue sous cet angle, la représentation du passage du temps par une

ligne, qui nous semble si naturelle, apparaît plutôt comme le résultat

d’une opération compliquée. Elle revient en effet à considérer que

deux événements distincts et successifs s’excluent mutuellement de

l’existence en même temps qu’ils appartiennent à une seule et même

série. Saisir le passage du temps, c’est en somme procéder à une lecture

à la fois analytique et intégrative de la suite des instants : un ensemble

de points, au départ sans corrélation, s’organise en une ligne continue,

devient un

continuum

. C’est cette capacité intégrative de la conscience

qui nous permet d’imaginer qu’existe un « cours du temps ». D’ailleurs,

lorsqu’elle vient à faire défaut, on se retrouve dans la situation du

malheureux P. Bourdin évoqué par Descartes : «

J’ai connu quelqu’un

qui en s’endormant avait entendu, un jour, sonner quatre heures, et

avait fait ainsi le compte : une, une, une, une ; et devant l’absurdité de

sa conception, il s’était mis à crier : ” Voilà l’horloge qui est folle : elle

a compté quatre fois une heure ! ”.

1

» Ce monsieur croyait que, ayant

sonné quatre heures, l’horloge avait sonné quatre fois une heure :

chaque nouvelle sonnerie de l’horloge lui paraissait la répétition de la

sonnerie précédente et n’apportait à ses oreilles aucune information

supplémentaire.

La perception du temps comme un passage, imbriquant le futur, le

présent et le passé, nécessite donc bel et bien une double opération de

la pensée : il faut non seulement distinguer le présent, seul existant, et

exclure le passé et le futur, mais aussi – en même temps – appréhender

à la fois l’instant présent, l’instant passé et l’instant futur, les penser

dans leur appartenance à une même série ; il n’y a pas un instant, puis

un autre ; il y en a un, puis un deuxième, puis un troisième. Ce

qui suppose que le premier et le deuxième n’existent plus lorsqu’est

(1)Descartes,

Septièmes Objections auxMéditations

,§2,A.T.VII,Garnier-Flammarion,

t.II,p.654.