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présent le troisième, mais que quelque chose d’eux demeure qui

permet de penser les trois instants comme appartenant à unmême tout.

L’intervention d’une conscience « intégrante » semble donc nécessaire

à la conceptualisation d’un cours du temps qui soit continu et homogène,

qui ne soit pas une agglomération chaotique d’atomes temporels. Est-

ce à dire que le cours du temps dépend lui-même de la conscience ?

Ou existe-t-il de façon autonome par rapport au sujet conscient ? La

question est de savoir si ce temps psychologique ou vécu existe ou s’il

ne fait que dire et déployer verbalement notre façon de vivre le temps,

auquel cas il en dirait davantage sur nous que sur le temps. Ou bien faut-il

considérer que la physique aurait laissé échapper quelques-unes des

propriétés fondamentales du temps ? Le tempsmonotonedes physiciens,

constituéde tic-tac répétitifs et esseulés, ne serait-il qu’une idéalisation

très appauvrie du temps de la vie ?

On pourrait penser que la physique, notamment celle du XX

e

siècle qui

a si profondément modifié ses représentations du temps, est devenue

capable d’affronter ces questions. Est-elle partisane d’une « philosophie

du concept », ne voyant dans la ligne du temps que le déploiement d’une

chronologie sans référence particulière au présent ? Ou pourrait-elle

sous-tendre une « philosophie de la conscience » qui accorderait toute

sa place à la perception que nous avons de l’instant qui passe ? En fait,

sa réponse n’est pas forcément claire, notamment parce que la notion

de « maintenant » demeure pour elle un problème aigu : la théorie de la

relativité peine en effet à rendre compte de la « présence du présent »,

ni n’explique ce que l’instant présent peut avoir de si spécial par rapport

aux autres instants du temps.

Je crois utile de commencer par cette remarque profonde de Ludwig

Wittgenstein : «

C’est un coup du sort étrange : tous les hommes dont on

a ouvert le crâne avaient un cerveau.

» Ce constat étant fait, la question

se pose de déterminer quel rôle joue le cerveau dans notre rapport au

monde, et aussi dans la construction de nos connaissances sur lemonde

qui nous entoure, par exemple à propos du temps.

S’agissant du temps, on peut condenser le problème posé en le résumant

par l’anecdote de la rencontre entre Einstein et Bergson du 6 avril 1922

à Paris : le physicien explique qu’«

il n’y a pas un temps des philosophes ;

il y a simplement un temps psychologique différent du temps des

physiciens

2

.

» Selon la vulgate désormais bien installée et qui fournit

la trame de votre sujet, il y aurait en effet le temps des horloges d’une

part, le temps de la conscience d’autre part. Ce temps « psychologique »

serait une sorte de second temps évoluant enmarge du temps physique,

et il serait pour nous le vrai temps, le temps physique étant relégué au

rang d’idéalité ou d’abstraction. Mais si le temps psychologique a une

réalité si pesante, s’il est si dominant, comment l’idée de temps physique,

radicalement différente, a-t-ellefini par émerger ? Bergson s’est risqué à

décrire les différentes étapes intellectuelles qui ont permis de concevoir

l’idée de temps physique, avec, il faut bien le dire, une certaine naïveté. Il

défendait l’idée que le temps physique résultait d’une simple extension

aux choses de notre expérience subjective de la durée.

Selon lui, si nous avons fini par fonder une représentation scientifique

du temps, c’est parce que nous avons étendu au monde qui nous

entoure, par une sorte de projection hors de nous-mêmes, notre propre

« vécu » temporel. Je dois considérer, explique Bergson, que la tem-

poralité du sucre qui se dissout dans un verre d’eau posé sur la table

est en réalité le reflet de mon attente. En allant ainsi de ma propre

conscience au verre d’eau, puis à la table, puis aux autres objets autour

de moi, je peux passer de l’affirmation « je dure » à la conclusion que

« l’Univers dure

3

» également. Il écrit quelque part «

Nous ne durons pas

seuls

4

» pour signifier cette appropriation temporelle du monde par la

conscience. Les choses extérieures durent comme nous, de sorte que le

temps, envisagé dans cette extension, peut prendre peu à peu l’aspect

d’un milieu homogène. Ainsi passerait-on du temps tel que vécu par la

conscience à la variable

t

des physiciens. Au terme de ce processus de

généralisation, le moi et le tout finiraient sinon par se confondre, du

moins par se connecter.

Cette thèse de Bergson est loin d’avoir fait l’unanimité, notamment

parce qu’en plaçant le temps physique dans le prolongement direct du

temps vécu, elle le présuppose proche de notre subjectivité, ce qu’il

n’est pas. Le temps physique ne ressemble nullement à ce que nous

disons d’ordinaire du temps, percevons ou pensons de lui. Par exemple,

il ne se confond pas avec le changement, il est même ce qui ne change

pas. Einstein s’opposera d’ailleurs vertement à Bergson sur ce point :

«

C’est à la science

, expliqua-t-il au philosophe,

qu’il faut demander la

vérité sur le temps comme sur tout le reste. Et l’expérience du monde

perçu avec ses évidences n’est qu’un balbutiement avant la claire parole

de la science

5

.

» Le ton est un peu sec, et même arrogant, mais rien

(2) Compte-rendu de la séance du6 avril 1922 de la Société française de philosophie

(

La Pensée

, n° 210, février-mars 1980, p. 22).

(3) Henri Bergson,

L’Évolution créatrice, Œuvres

, Paris, PUF, 1970, p. 503.

(4) Henri Bergson,

Essai sur les données immédiates de la conscience, Œuvres, op.

cit.

, p. 85.

(5) Cité par MauriceMerleau-Ponty dans

Signes

, Paris, Gallimard, 1960, p. 248.