Cahier numéro 4 - page 18-19

suppose de vivre dans unmonde ultra-protégé. L’employé de base d’une
entreprise ne pourra jamais arguer d’une telle distinction pour s’exoné-
rer des conséquences d’une faute. Je doute d’ailleurs que M
me
Angela
Merkel se reconnaisse dans ce genre de nuances !
Une initiative… et deux significations
Un échange, un projet, une ambition commune à deux personnes, deux
groupes, peut se heurter à cette différence : le volontaire d’ONG, le cadre
expatrié, le travailleur social met dans le mot « initiative » une valeur
positive et valorisante. Le petit paysan indien, africain, l’opérateur sur
une plateforme pétrolière, lamère de famille en difficulté dans une ban-
lieue sensible y perçoit un risque, parfois considérable… L’usage d’une
langue commune, fût-elle le
global english
, n’arrangera rien dans ce
domaine. Le risque est alors considérable de porter un jugement sur le
« fatalisme de l’Autre », paysan oumigrant, mère de famille en difficulté,
sans domicile fixe, l’un de ceux que notre société laisse régulièrement
sur le bord de la route car il n’est pas en mesure de se lancer dans une
compétition dont on prétend qu’elle constitue l’alpha et l’oméga de
l’organisation du monde.
Des logiques sociales implicites : faire comme/
faire mieux que ; cohésion/compétition
Entre précarité et sécurité, ce sont deux visions du monde qui vont se
comparer.
Dans un contexte précaire, où l’erreur n’est donc pas permise, celui qui
se trompe meurt… et donc celui qui ne meurt pas ne s’est pas trompé.
Et à force de ne pas se tromper il va vivre longtemps, vieillir. Il est donc
logique que dans un contexte perçu comme précaire, les vieux soient
systématiquement perçus comme sages, références dont il faut
s’inspirer. En arabe, le terme
chibani
désigne le vieux, le sage, celui qui
a les cheveux blancs. En moré le terme
nkiema
couvre le même champ…
Mais cela n’a rien à voir avec le fait que les populations soient arabes ou
burkinabe : elles sont simplement confrontées à la précarité ! Dans ce
contexte, pour optimiser la probabilité de survie, il est bien logique de
chercher à imiter celui qui a vécu le plus longtemps, le vieux. La logique
implicite qui en découle peut se résumer ainsi : tu feras comme (ton
père).
Il semble y avoir donc une relation forte entre le sentiment de précarité
et la tendance à vouloir reproduire les pratiques éprouvées jusqu’alors :
ne serait-ce pas là l’origine des traditions ? Il est alors possible d’en
donner une définition opératoire. Traditions : ensemble des dispositions
qu’un groupe en milieu hostile prend pour éviter qu’une erreur indivi-
duelle ne mette en péril la survie du groupe.
On comprend ainsi que les traditions soient d’autant plus fortes que le
milieu est plus hostile, plus précaire. Et cette définition nous ouvre alors
vers un autre constat…
Enmission sur uneplateformepétrolière, làoùdes ingénieurs
hautement qualifiés œuvrent pour nous fournir le fameux
pétrole, sang de nos économies, nous avons eu la surprise
de constater les précautions prises dès notre arrivée :
- Vous êtes affecté au canot de sauvetage D, voilà votre
T card, veuillez la déposer sur le safety board, je vous
emmène à votre canot pour vous montrer sa localisation.
Au pied de la torchère, dans le vacarme de l’usine de produc-
tion d’électricité, une question naïve surgit :
- Ici, qu’avez-vous comme liberté d’initiative ?
- Ici, aucune.
- Mais comment faites-vous alors ?
- Ici, on respecte les procédures.
C’est vrai, j’avais oublié : quand il s’agit d’ingénieurs blancs,
on appelle cela des procédures : « l’ensemble des dispo-
sitions qu’un groupe en milieu hostile prend pour éviter
qu’une erreur individuelle ne mette en péril la survie d’un
groupe ». Mais alors pourquoi des noms différents ? Les
traditions pour les paysans, les procédures pour les ingé-
nieurs ? Ne serait-ce pas pour éviter de penser que paysans
et ingénieurs, en fait, fonctionnent de la même façon ?
Ne serait-ce pas trop brutal d’être obligé de se rendre à
l’évidence : en fait il n’y a qu’une seule humanité, et que,
mise devant un risque demort, elle agit toujours de lamême
façon…
Par contre, dans un contexte de sécurité, là où l’erreur est permise,
la valorisation de l’initiative se fait très tôt, de façon plus ou moins
explicite. La logique collective consiste à élever les enfants dans une
sorte de principe implicite : « Tu feras mieux que ton père ». Elle im-
prègne tous les aspects de la vie quotidienne, jusqu’à devenir une sorte
de leimotiv que d’aucuns confondent alors avec une vérité universelle.
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