Cahier numéro 5 - page 10-11

Or, ce n’est pas du tout la même chose d’avoir un effet d’entraînement de
la force de vie, parce qu’il y a une position de surplomb, de domination,
de conquête qui fait qu’il y a bien un effet d’entraînement. Mais c’est
un entraînement des troupes en quelque sorte par rapport à leur chef,
ou c’est une force de vie qui est suscitée par le leader spirituel, culturel,
le leader d’influence (cela peut prendre par exemple la forme du métier
de chef d’orchestre). C’est cette capacité à fédérer des énergies qui fait
qu’à ce moment-là, à l’image de Socrate par exemple avec l’approche
maïeutique, il va y avoir une révélation de la force de vie des acteurs
d’un même groupe. Et évidemment, la nature de l’entraînement n’est
pas la même. Avec celle du leadership spirituel, il y a une capacité de
l’ensemble des éléments du groupe à accéder à leur propre force de vie
(c’est la fameuse phrase par exemple de l’Ancien Testament adressée à
Abraham qui est : « Va vers toi-même »). Une femme, qui nous a quittés
récemment, est un bel exemple de leadership de service : Christiane
Singer, dans son livre magnifique
Où cours-tu ? Le ciel est en toi
; c’est
cette capacité de faire accéder les membres d’un groupe humain à leur
propre force de vie. Et à cemoment-là onpeut dire que c’est un leadership
d’autorité mais en entendant le mot « autorité » là aussi dans son sens
fort et premier qui n’est pas du tout un leadership autoritaire mais un
leadership qui rend auteurs de leur propre vie les autres acteurs.
Évidemment, ce n’est pas du tout la même posture dans un leadership
de domination, dans un leadership de conquête. Il y a bien – et c’est mon
élément commun – de la force de vie qui fait que, par exemple, César,
Alexandre, Napoléon – mais on peut dire aussi Hitler – vont provoquer
un état de fascination. Mais le leader de domination, lui, pour son propre
compte, va jusqu’au bout de ses potentialités en termes de force de vie.
Donc, cela crée un effet de fascination, cela crée un effet de séduction.
Hannah Arendt faisait remarquer qu’on ne comprend pas la force du
nazisme si on ne comprend pas sa puissance de séduction. C’est une
des notes très pertinentes de Hannah Arendt dont on parle beaucoup
à juste titre avec le film récent tiré de son livre sur la banalité du mal. Il
ne faut jamais oublier qu’il y a une fascination qui est exercée par le fait
que le leader de domination, lui, il jusqu’au bout de sa force de vie et de
ses potentialités créatrices.
Seulement, là où le leadership de type spirituel, culturel, ensemblier,
etc., va permettre aux acteurs d’un groupe humain d’accéder à leur
propre force de vie, avec le leadership de type guerrier, c’est l’inverse :
c’est la distance avec la limitation de la force de vie du groupe qui va
au contraire assurer la domination du leader. C’est le fait, non pas de
rendre les autres adultes, mais de les soumettre à un rapport d’infanti-
lisation qui va créer un tout autre rapport. L’analyse transactionnelle l’a
souvent mis en évidence. Et à ce moment-là, loin que ce leadership-là
permette au groupe d’accéder à sa propre force de vie, d’accéder à ses
propres valeurs en tant que force de vie, et bien c’est au contraire soit
une situation de domination et de peur, soit une situation que La Boétie
avait caractérisée comme étant une situation de servitude volontaire.
Moins le groupe accède à sa propre force de vie, plus il est fasciné par la
force de vie du leader. Quand on est dans un état dépressif, la force du
leader de domination, la force de son charisme prime. Plus les acteurs
sont en situation de dépression, plus ils sont fascinés par la force de
vie du leader, par le fait qu’il a l’air de savoir où il veut aller, plus ils sont
prompts à se remettre dans une logique de fascination voire de servi-
tude volontaire entre les mains du leader.
Cela ne concerne pas uniquement notre propre pays. Dans ses
Essais sur
la monnaie et l’économie
, Keynes parlait d’une « dépression nerveuse
collective », voiremême de « dépression nerveuse universelle ». Et c’est
intéressant car il disait cela en 1930, c’est-à-dire la même année où
Freud écrivait
Malaise dans la culture et dans la civilisation
.
Il est très important de repérer à la fois les éléments de distinction et
les éléments de tronc commun qu’il y a entre les différents types de
leadership. Mais cet élément de tronc commun qui est autour de la force
de vie va prendre des formes qui sont très différentes voire divergentes
dans les deux cas de figure. Et si je pose la question « De qui avons-
nous besoin dans l’immense mutation que nous sommes en train de
vivre ? », nous avons beaucoup plus besoin du leadership d’autorité au
sens de rendre auteurs les êtres humains, leur permettre de grandir en
humanité.
Nous sommes à un moment clé des rendez-vous critiques de l’humanité
avec elle-même où notre famille humaine peut très bien risquer la
sortie de route. Il n’est pas besoin de faire du catastrophisme particulier
pour le dire, on peut même dire que l’espèce humaine est une espèce
incroyablement jeune par rapport à d’autres espèces, même si on prend
200 000 ans par rapport à d’autres espèces nous sommes encore dans
l’enfance de l’humanité, mais nous sommes aussi dans une espèce qui
risque la mortalité infantile et qui a même l’embarras du choix sur la
façon d’en finir avec sa brève histoire dans l’univers. Elle peut détruire
ses écosystèmes nourriciers, elle peut s’autodétruire elle-même par les
armes de destruction massive et elle peut se détruire moralement et
spirituellement – quand bien même elle assurerait sa survie biologique
parce que d’une certaine façon Auschwitz et Hiroshima nous ont montré
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