Cahier numéro 5 - page 12-13

que le pire de la barbarie inter-humaine était tout à fait possible. Et donc
d’un côté nous sommes dans la situation où notre espèce peut risquer
la sortie de route, mais aussi dans un autre moment, et Edgar Morin le
dit souvent en citant le poète Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi
ce qui sauve ». Ou les éléments qui permettent un saut qualitatif de
l’humanité dans la voie de sa propre humanisation sont possibles, ou
cette espèce dont l’intelligence mentale est surdéveloppée, mais dont
l’intelligence du cœur reste encore très largement sous-développée, a la
possibilité en développant son intelligence du cœur (pour parler comme
les traditions spirituelles orientales) au même niveau que son intelli-
gence mentale de grandir en qualité d’humanisation et de réussir cette
fois dans l’ordre culturel, spirituel (au sens le plus ouvert du terme) et
émotionnel cette humanisation qui est l’équivalent de ce que l’hominisa-
tion dans l’ordre biologique a permis de franchir comme sauts qualitatifs.
Nous sommes dans une situation où la question de la nature même
du politique à l’échelle planétaire se pose. Quand nous prenons la
question du politique à l’échelle planétaire, nous sentons bien qu’il y a
un changement de nature nécessaire du politique lui-même. Le politique
dans l’Histoire s’est construit par pacification et civilisation d’espaces
intérieurs mais par rapport aux dangers extérieurs que représentaient
les barbares, les étrangers ou les infidèles (si la caractérisation de la
communauté était une caractérisation religieuse plus que directement
politique). Et quecesoit la tribu, la citésous sa formegrecque, l’État-nation,
l’empire, etc., on a toujours vu ce processus. C’est paradoxalement l’adver-
sité de la barbarie extérieure qui permet le processus de pacification et de
civilisation intérieur. Seulement, quand on prend le problème à l’échelle
planétaire, quand nous sommes complètement dans ce qu’Édouard
Glissant appelle la « mondialité » pour éviter les malentendus que le
terme de « mondialisation » qui le plus souvent ne se réduit qu’à de la
globalisation financière peut exprimer, quand nous sommes complète-
ment sur le terrain de lamondialité et que nous nous posons la question
« Quel est le devenir de notre famille humaine, et qu’est-ce qui menace
notre famille humaine ? », nous sentons bien que cette famille humaine
est certes menacée par de la barbarie, mais pas par une barbarie
extérieure. Nous ne sommes pas menacés, sauf de manière fantas-
matique, par les barbares extraterrestres quelle que soit leur couleur.
Nous sommes menacés par la barbarie intérieure de l’espèce humaine,
et l’Europe a payé le prix lourd pour savoir que la barbarie peut naître au
cœur de grandes civilisations.
Donc, si nous nous posons la question évoquée par Edgar Morin :
« Quelle serait une politique de l’humanité ? », que voudrait dire par
exemple quand on pose la question politique dans sa dimension la plus
radicale de gouvernance et au cœur de la gouvernance quand on pose la
question qui paraît elle-même la plus réaliste en termes de Realpolitik :
posons la question de la défense. Imaginons ce que serait un ministère
de laDéfense de l’Humanité. Vous pensez bien que le propre duministère
de la Défense c’est de répertorier un certain nombre de menaces pour
savoir comment mieux y répondre. Y a-t-il des menaces qui pèsent sur
l’humanité et qui pourraient conduire éventuellement à sa disparition ?
La réponse est hélas oui. D’où viennent ces menaces, en dehors de
quelques chutes d’astéroïdes ? Pour l’essentiel, ces menaces viennent
de l’humanité elle-même, de notre propre barbarie intérieure. Même
quand ce sont des menaces de nature écologique, c’est l’incapacité de
vivre pleinement et positivement notre condition humaine, et de faire la
paix avec nous-mêmes qui nous conduit à être en guerre avec la nature.
Donc leproprede ceministèrede l’Humanité serait de seposer laquestion
d’une politique de défense de l’humanité qui dirait par exemple : « J’ai un
problème demenace sur mes écosystèmes : mener une grande politique
écologique fait partie de la défense de l’humanité. J’ai un cocktail explosif
d’humiliation, de misère et d’inégalité sociale : une grande politique
sociale ferait partie du ministère de la Défense de l’Humanité. J’ai un
risque de choc de civilisations : une grande politique de dialogue de
civilisation fait partie du ministère de la Défense de l’Humanité, etc. ».
Mais cela nous dit une chose fondamentale : c’est qu’à ce moment-là
la nature du politique et la nature du rapport au pouvoir changent. Ces
questions sont celles du leadership spirituel, celles posées par les
traditions de sagesse et les traditions spirituelles, celles qui nous disent
depuis des siècles et même depuis des millénaires, qu’il y a bien pour
l’humanité un problème de barbarie et que ce problème de barbarie
n’est pas extérieur. Ces éléments deviennent les questions mêmes du
politique. Le leader spirituel qu’il s’appelle Jésus, Bouddha, Socrate, etc.
ou les leaders contemporains comme Gandhi, Luther King, Mandela ou
ces femmes extraordinaires que sont Etty Hillesum, Rosa Luxembourg,
Christiane Singer sont des exemples de cette posture, à savoir com-
ment une collectivité humaine travaille à promouvoir le meilleur de son
humanité – de ses potentialités créatrices, de ses valeurs« forcedevie» –
tout en étant capable de faire sur elle-même un travail comparable à celui
de la sagesse. Dès lors la démocratie devient l’équivalent d’un travail sur
soi des sociétés elles-mêmes pour comprendre que le pire étant du côté
de la barbarie intérieure, nous avons à faire un travail d’humanisation et
d’auto-réforme.
Et à ce moment-là la nature du rapport au pouvoir consiste à dire :
« il faut revisiter le verbe ‘pouvoir’ dans son sens étymologique et
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