Le temps
est-il objectivable ?
Étienne Klein
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« Il fait un temps de temps », disait André Breton dans son poème
Le
verbe Être
. En effet, le temps semble être devenu LA grande affaire du
temps présent. On lui consacre des colloques, on le met à toutes les
sauces – il y aurait le temps de ceci, le temps de cela, ceci et cela pouvant
désigner mille choses différentes. Il faut dire que la polysémie du mot
« temps » est devenue si fulgurante qu’on ne sait jamais trop bien de
quoi on parle lorsqu’on parle du temps. Ce peut être la succession, la
simultanéité, la durée, le changement, le devenir, l’urgence, l’attente,
l’usure, la vitesse, le vieillissement, les révolutions géologiques qui
finissent par affecter nos visages, et même l’argent ou la mort… Cela
fait beaucoup trop pour un seul mot. Il faudrait donc faire un peu de
ménage dans les dictionnaires, de décrassage sémantique, ou, plus
précisément, procéder à ce que Paul Valéry appelait un «
nettoyage de
la situation verbale
». D’autant que - fait étrange - cemot temps, qui est
parfaitement clair quand on l’emploie dans le langage courant et qui ne
donne lieu à aucune difficulté quand il est engagé dans le train rapide
d’une phrase ordinaire, devient magiquement embarrassant dès qu’on le
retire de la circulation pour l’examiner à part. Aussitôt qu’il est isolé des
mots qui l’entourent, il se venge : il se change en énigme, en abîme, en
tourment de la pensée… Cela montre que nous ne savons pas du tout ce
qu’est le temps lorsqu’il est considéré pour lui-même, mais, miracle, que
dès qu’on insère lemot temps dans une phrase sans s’appesantir sur lui,
ça glisse tout seul, tout devient clair... En somme, si nous parvenons à
nous comprendre, ce ne serait que grâce à la vitesse de notre passage
par les mots (c’est peut-être pour cette raison qu’on parle de langage
« courant »…).
La question du temps clive la philosophie, au sens où elle répartit en
deux catégories étanches les différentes doctrines philosophiques du
temps. Pour les unes (les philosophies dites « du concept », Aristote,
Leibniz…), le temps doit être pensé comme un simple ordre d’antériorité
ou de postériorité, sans qu’aucune référence ne soit faite au sujet ou à
la subjectivité, ni à la conscience ni à la présence d’un observateur. La
seule chose qui existe, ce sont seulement des relations temporelles
entre événements. Le temps est un ordre de succession qui déploie des
chronologies objectives et définitives. Pour les autres (les « philoso-
phies de la conscience », Bergson, Husserl et, en tout premier lieu, saint
Augustin), le temps est un passage, un transit, le passage d’un instant
particulier, le transit duprésent vers le passé et de l’avenir vers le présent,