Cahier numéro 7 - page 10-11

Une innovation enmatière demodes de pensée ou de comportement se
propagedeprocheenproche
1
: des« innovateurs»à leurs«supporters»,
puis aux « hésitants » et enfin aux « résistants ». C’est unmodèle orga-
nique qui conduit le leadership à travailler avec les forces – c’est-à-dire
les innovateurs et les supporters – et non contre elles, comme le suggère
le
Tao Te King
chinois (ou
Livre de la Voie et de la Vertu
).
Il convient tout d’abord de redéfinir le sens du mot leadership puisque
nous n’avons pas de terme équivalent en français, à l’exception du mot
« dirigeance », qui le traduit imparfaitement – car diriger veut dire éty-
mologiquement aligner, ordonner, conduire. Le verbe anglais « lead »
provient de la racine indo-européenne « leith » qui veut dire « aller de
l’avant », « franchir un seuil » ou même « mourir » : un seuil doit être
franchi et quelque chose doit être laissé derrière soi pour que quelque
chose de nouveau se manifeste ; lâcher prise de ce que nous croyons
savoir ou contrôler peut être vécu comme une forme de mort à ce qui
nous est familier.
Et si faire preuve de leadership voulait dire : s’aventurer en territoire
inconnu avec curiosité et confiance ; sentir ce qui est sur le point
d’émerger en étant présent à ce qui est ; participer de manière créative
à un champ élargi du savoir et du faire ; donner voix et énergie à une
impulsion évolutionnaire ; s’inviter soi-même et convier d’autres à
franchir un seuil et à découvrir de nouveaux espaces où s’expriment
créativité, intelligence – voire sagesse – collectives ; et libérer ainsi l’accès
au potentiel de leadership qui existe en chaque individu ? Le poète
devant sa feuille blanche, le peintre devant sa toile vierge, le sculpteur
face au bloc de marbre brut, le metteur en scène contemplant la scène
vide ne vivent-ils pas ce lâcher prise pour pouvoir créer sans se répéter ?
Franchir un seuil est une étape clé du voyage initiatique du héros qui
quitte un environnement familier, selon Joseph Campbell
2
. Après avoir
entendu l’appel et surmonté son refus d’y répondre, le héros se lance
dans l’inconnu ou l’incertain, en laissant derrière lui une zone de confort
où il n’y a pas de retour possible. Dans les étapes suivantes, il trouve des
guides ou soutiens, notamment pour affronter les ténèbres intérieures
et extérieures, développer sa capacité intérieure en faisant appel à
toutes les formes d’intelligence – et se transformer pour retourner dans
sa communauté avec un don.
Comme le soulignent Stephen Gilligan et Robert Dilts
3
, il y a une
différence essentielle entre un héros et un « champion » : «
Le premier
est généralement un être humain ordinaire qui est appelé par la vie à
affronter des circonstances extraordinaires. Un champion, par contre,
est quelqu’un qui se bat pour un idéal dont il croit qu’il est la seule vision
juste du monde…Il tend à dominer et détruire tout ce qui est différent
de son idéal égotique
». Le héros, lui, cherche à se transformer et à
transformer la sphère relationnelle dont il fait partie.
Des héros individuels peuvent être encore nécessaires aujourd’hui,
notamment en cas de crise, mais, dans le meilleur des cas, l’une de leurs
responsabilités est d’inviter d’autres membres de la communauté à
devenir également des « héros » – pour exercer un leadership partagé
ou collectif. En franchissant un seuil ensemble, ces héros peuvent égale-
ment devenir des guides ou soutiens les uns pour les autres, en donnant
ainsi l’exemple de la transversalité.
Devenir un co-leader signifie également se percevoir comme un instru-
ment à la fois singulier et capable de jouer en harmonie avec d’autres
– au service du bien commun. Se connecter à l’autre et s’adresser à son
soi authentique permet d’agir dans un véritable esprit de partenariat ou
de co-leadership, comme le font les musiciens d’un ensemble de jazz ou
d’un orchestre de chambre qui joue sans chef d’orchestre. Considérer le
leadership comme un art à la fois individuel et collectif ouvre un registre
beaucoup plus large en soi-même et dans la communauté dont on fait
partie.
En résumé, si le leadership authentique consiste à franchir un seuil
ouvrant sur l’inconnu et à donner l’exemple en découvrant ou inven-
tant de nouvelles possibilités à explorer et réaliser, le co-leadership
ouvre d’emblée un espace où un ensemble de personnes peuvent
conjointement faire acte de leadership et combiner ainsi verticalité et
transversalité. La pratique du co-leadership requiert et développe cer-
taines qualités (humilité, ouverture, présence, empathie, courage, vision
globale, sens du service, etc.) ; elle suppose une danse intérieure entre
les aspects divers et parfois contradictoires de sa personnalité pour que
la danse extérieure avec d‘autres soit possible – dans la recherche du
bien collectif.
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9
(1) M’inspirant en cela dumodèledediffusionde l’innovationproposépar EverettM.
Rogers dans son livre
Diffusion of Innovations
, Free Press, NewYork, 2003.
(2) Campbell, J.,
Le héros auxmille et un visages
, Oxus, Paris, 2010.
(3) Gilligan, S. et Dilts, R.,
Le Voyage du héros – Un éveil à soi-même,
Paris,
InterEditions, Paris, 2011
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