cette approche est qu’on finit par accorder de l’importance qu’à ce qui
peut être mesuré. Combien d’angles morts sont ainsi créés avec cette
vision du monde organisationnel ? Voilà par exemple comment sont
négligées lamultitude des typologies organisationnelles
19
, la variété de
leurs enjeux économiques, sociaux et environnementaux sans oublier
l’imprévisibilité des tensions et des conflits entre les acteurs
20
.
Les limites de l’éloge de la déhiérarchisation
L’autre approche visant à proposer des modèles organisationnels
alternatifs se manifeste par des discours dithyrambiques sur la déhié-
rarchisation et le partage équitable du pouvoir dans les organisations.
En vogue depuis quelques années, ces modèles attirent l’attention
avec un argument fort : le management hiérarchique et sa cohorte de
« petits chefs » est la cause principale de l’inefficacité et dumal-être qui
gangrène la vie des organisations. En reconfigurant, voire en supprimant
cette strate pernicieuse, les salariés retrouveraient enfin la liberté et
le bonheur
21
.
Si le désir de vivre dans des organisations dépourvues de hiérarchie,
en totale liberté avec un maximum de bien-être pour les salariés n’est
pas nouveau, il constitue désormais un enjeu de la politique sociale
des États-providence. En substance et de manière insidieuse, les orga-
nisations sont tenues de faire le bonheur de leurs salariés. Dirigeants,
managers et salariés sont alors invités à se réorganiser pour satisfaire
de nouvelles attentes sociales. Si la performance sociale est un concept
intéressant permettant d’explorer de nouvelles voies organisationnelles,
le curseur ne va-t-il pas trop loin lorsque la liberté et le bonheur des
salariés sont érigés en projet de société ? N’assiste-t-on pas à un transfert
de responsabilités de l’État et de quelques-unes de ses missions réga-
liennes, notamment enmatière d’éducation ? Et est-ce vraiment réaliste
à long terme ?
Par exemple, l’absence de hiérarchie est-elle vraiment viable dans une
organisation soumise à des impératifs de performance ? À propos de
cette question, Erhard Friedberg
22
rappelle très justement que la
hiérarchie n’est jamais qu’une règle, certes imparfaite, mais dont l’objet
est au moins en partie louable puisqu’il vise à limiter les inévitables
dérives d’asymétries de pouvoir entre les acteurs.
L’acteur et le système
« Les théories classiques se font une idée
réductrice
et
passive
de l’individu.
L’
irrationalité
et l’
imprévisibilité
des individus sont à l’origine
de la plupart des conflits, résistances au changement
et du manque d’engagement
(cf. absentéisme et présentisme). »
Michel Crozier, Erhard Friedberg,
L’acteur et le système
Par ailleurs, est-ce qu’une organisation soumise à des impératifs de
performance doit avoir pour but de faire le bonheur de ses salariés ?
S’il est réellement poursuivi, un tel but est non seulement risqué mais
également pernicieux. Risqué, car la corrélation entre « bonheur » et
« performance » n’est pas un principe établi. Par ailleurs, le bonheur des
uns n’a jamais fait automatiquement le bonheur des autres. Ce but est
également pernicieux, car très peu de gens souhaitent que l’on décide
pour eux ce qui doit les rendre heureux. Enfin, la pensée kantienne nous
rappelle que si un leader cherche à diriger à partir de ce qu’il estime bon
ou moral pour son collectif, il risque tout simplement de se transformer
en despote.
4. Le pari de la coopération
Fort de ce qui précède, le véritable combat du leadership n’est certai-
nement pas de chercher à créer l’organisation parfaite ni de faire le
bonheur des salariés. Le véritable combat du leadership est de limiter
aumaximum la bureaucratie, le formalisme, le reporting et la complexité
des organisations dont l’effet visible et durable est de scléroser l’agilité
du collectif et d’atrophier l’imagination de ses acteurs. Autrement dit, il
s’agit non seulement de simplifier très sérieusement le fonctionnement
organisationnel mais également de créer les conditions favorisant
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17
(19)OstyF.etal.,
LesMondes sociaux de l’entreprise : penser le développement des
organisations
, La Découverte (2007).
(20) Crozier M. et Friedberg E.,
L’Acteur et le Système : Les Contraintes de l’action
collective
, Seuil (1977).
(21) Cf : Hsieh T.,
L’Entreprise du bonheur
, Leduc. S (2011) ; Vanhee L. et Getz I.,
Happy RH : Le bonheur au travail. Rentable et durable
, La chartre (2013) ; Renou F.,
L’Holacratie : et si on se passait des chefs ?
JDN (2014).
(22) Sociologue et professeur émérite des universités à Sciences Po, fondateur
avec Michel Crozier, de l’École française de sociologie des organisations.