d’aller plus loin, encore plus loin vers la beauté de la montagne Sainte-
Victoire qui est «
dans la distance, un appel et une promesse
». Cette
montagne qui a si longtemps pour elle représenté un but, un «
idéal que
l’on poursuit, quelque chose vers quoi l’on va et qui vous stimule…
»
«
Où suis-je donc entre ces deux extrêmes ? À présent que j’ai le temps
et le loisir, à présent qu’est venu l’âge des bilans… C’est là le vrai pro-
blème…
» Il est temps de s’y confronter. Et l’helléniste trouve la réponse
dans un texte d’Euripide où Jocaste évoque le partage qui régit la vie
même de l’univers, le soleil cède la place à la lune, le jour à la nuit… C’est
une respiration : être appelé le matin vers le dehors, aimer le soir tirer
ses rideaux, ces mouvements contraires sont en fait complémentaires.
Mais qui s’intéresse encore à la Grèce antique ? Et voilà enchaîneMadame
de Romilly que «
le temps joue encore d’une autre façon. Car il établit
de façon cette fois irrévocable
(je reviendrai sur ce terme),
un contraste
entre les générations
» : «
les jeunes aiment comme ils disent s’éclater
alors que ceux dema génération goûtaient la douceur d’un jeu de croquet
dans un petit jardin.
» Elle glisse des générations passées, dont elle se
sent l’héritière, aux générations futures auxquelles, à son âge, elle dit
céder la place. Je retiendrai ici le concept de générativité d’Erik Erikson
18
.
La générativité c’est (à partir de la cinquantaine) l’intérêt qui va aller en
grandissant, à la fois de son identité future (comment la générer ?) et
aussi l’intérêt grandissant pour les générations qui vous suivent. Une
association écologique américaine a pris pour nom« la Septième Généra-
tion»en référenceà cette tribu indienneoùaucunedécisionne seprenait
sans qu’on envisage ses conséquences sur la septième génération. Le
mot clef est ici « responsabilité ». Oui, mais qui aujourd’hui a les éléments
pour penser l’état du monde dans sept générations ? Le vécu différent
du temps est une des, nombreuses, explications des incompréhensions
intergénérationnelles. Notamment le temps historique puisque les évé-
nements historiques forgent en grande partie l’identité d’une cohorte
d’âge (avoir 20 ans en 1914, en 1940, en 1968, en 2015…). On confond
trop souvent effet d’âge et effet de cohorte. Jacqueline de Romilly nous
offre donc une promenade dans son feuilleté du temps. Vivre l’instant,
jouir des habitudes
primultimes
de chaque jour, dialoguer avec l’enfant
qu’elle a été, avec Euripide, penser aux générations futures, tout cela
plusieurs fois dans lamême journée…
Il faut bien sûr envisager quelques uns des écueils de chacune de ces
dimensions. En face de la répétition des habitudes, il peut y avoir, non
l’enchantement, mais l’ennui. Il manque du goût aux choses et l’on
éprouve un sentiment de vide devant un temps qui ne passe pas… En
face de l’avenir, il faut mettre l’attente : « Quand va-t-on déjeuner ? »
« Quandmon fils va-t-il venir me voir ? ». Temps suspendu, vécu comme
une souffrance, parce qu’il y a dans cette attente une dimension de
passive impuissance (la décision appartient aux autres). Attente qui
empêche du coup de vivre le présent qui se retrouve disqualifié. La
nostalgie disqualifie aussi le présent mais par rapport au passé. Je cite
encore Jankélevitch : «
La nostalgie est une réaction contre l’irréversible.
(…)
Chaque moment de notre vie
(…)
n’advient qu’une fois dans toute
l’éternité, et plus jamais ne sera ; et pour cette raison, chaque moment
devient le symbole de la “ béatitude perdue“
»
19
, l’objet d’un attachement
infini. À la nostalgie fermée du ressassement vain, il oppose la nostalgie
ouverte : se retourner vers son passé non pour retrouver (vainement)
ce passé, mais pour éclairer son présent, Jankélévitch parle longuement
d’Ulysse. Pour remarquer que le but de l’itinéraire odysséen ce n’est pas
le retour à Ithaque, c’est le rendez-vous avec soi-même.
Le principal écueil à considérer lorsque l’on parle de décision, c’est le
regret. Nous prenons à chacun de nos âges des décisions qui, irrévoca-
blement, auront des conséquences sur l’ensemble de nos autres âges.
Jacqueline de Romilly aborde la question du regret dans une nouvelle
du même recueil, nouvelle intitulée
Des taches sur un vieux meuble
.
Son mari lui a offert au début de leur mariage un bureau Louis-XV qui
avait impeccablement traversé les siècles. Or, par des négligences
successives, elle a taché son cuir, irrémédiablement. Et ces taches lui
disent à quel point elle a été indigne de ce cadeau. De fil en aiguille, elle
se dit qu’elle n’a pas su être une femme d’intérieur, elle n’a d’ailleurs pas
accordé suffisamment d’attention aux êtres proches : «
On l’attendait
de moi et je ne l’ai pas fait
»… et tout ça parce qu’elle passait son temps
dans des dictionnaires de grec, alors que plus personne ne s’intéresse
au grec ! Le regret flirte avec le remords et s’approche du désespoir.
«
Taches sur ma vie
» conclut-elle. Oui mais… (mouvement de balancier)
si elle n’a pas fait ceci, n’a pas été cela… c’est parce qu’elle a fait
autre chose. Elle a transmis un savoir et ses élèves lui en sont encore
aujourd’hui reconnaissants. Et ça, ça valait le coup ! «
Doucement la paix
revenait dans mes veines ; et je me redressais.
» En face de l’irrévocable
glissant vers le regret de ce que l’on n’a pas fait ou mal fait, il y a le
puissant irrévocable de ce que l’on a fait, été, et qui vit toujours en
nous. Cet irrévocable-là lutte contre la nostalgie et le regret, comme
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(18) Erik Erikson,
Enfance et société
, Champs Flammarion, 1950.
(19) Vladimir Jankélévitch,
L’irréversible et la nostalgie
, Gallimard, 1974.