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Temps, décision
et vieillesse
Bernadette Puijalon
Âgée de plus de quatre-vingt dix ans, l’académicienne Jacqueline de
Romilly doit prendre une décision qu’elle juge difficile : changer ou non
les rideaux de son salon parisien ? À son âge ? Avec une vue défail-
lante, est-ce raisonnable, souhaitable ? Dans la dernière nouvelle de
son recueil
Les Roses de la solitude
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, elle pèse le pour, le contre, et
ce faisant, nous offre une promenade dans différentes dimensions de
son rapport au temps. Promenade sur laquelle je vais m’appuyer pour
aborder la question du vécu du temps dans l’âge de la vieillesse, en lien
avec la question de la décision. Quel intérêt à aborder le sujet sous cet
angle quand on n’est pas vieux soi-même ? Parce que ces dimensions du
rapport au temps existent à tous les âges, mais que c’est dans le grand
âge que se précise la conscience que nous en avons. Quand grandit le
besoin de sortir de la confusion entre la façon dont le temps se présente
à nous dans sa forme empirique de continuité et son vécu qui se révèle
hétérogène, multiple, contradictoire.
Première considération de Jacqueline de Romilly dans son hésitation : le
plaisir qu’elle éprouve chaque soir à fermer sa fenêtre, tirer ses rideaux
pour se retrouver dans, dit-elle«
l’intérieur bien clos qui est mon univers
» :
«
C’est le soir : on ferme !
(…)
J’allume les lampes
». La pièce l’accueille,
elle s’y sent «
protégée de tout.
» Elle parlemême de son «
soulagement
étonnant à entendre le bruit amical des anneaux qui glissent sur les
tringles.
» Amical en effet ce temps du quotidien, de la circularité où
les soirs succèdent aux soirs et où les gestes répétés comme autant de
rituels, « ces habitudes modestes mais chères » parlent de la longue
durée, de l’éternel retour.
Elle poursuit son argumentation : Se faire faire des rideaux, «
comme
lorsqu’on rentre dans la vie et que tout commence
». «
Agir enfin, à
mon âge, selon ma propre décision et mon propre choix
». Changer
ses rideaux c’est en quelque sorte faire ses débuts dans la vie d’adulte
«
un peu tard, à n’en pas douter !
». Elle qui croule sous les diplômes et
distinctions, parle de « premier examen ». C’est aussi un des derniers !
(15) Jacqueline de Romilly, Changer ses rideaux in
Les Roses de la solitude
, Ed. de
Fallois, 2006.