Le philosophe Vladimir Jankélévitch utilise lui l’adjectif «
primultime
» :
tout ce que l’on fait dans la vie on le fait pour la première et la dernière
fois. C’est donc la premièreet la dernière fois que, par exemple le30 janvier
2006, Jacqueline de Romilly tire les rideaux de son salon disons quinze
mille quatre cent vingt-huit fois plus une ! Nous avons tous cematin pris
notre petit déjeuner pour la première et la dernière fois, qui 10 597 fois
plus une, qui vingt mille x fois plus une ! Et nous ne le prendrons jamais
plus, car demain ce sera 10 598 fois plus une ! Et à l’éternité des rituels
s’ajoute le goût de l’unique.
Il y a des années que Jacqueline de Romilly hésite. Les vieux rideaux
étaient là depuis si longtemps... Ils lui venaient de sa belle-famille qui
les avait choisis pour elle. Leur lente usure a accompagné la sienne. Elle
proteste : «
À mon âge, on ne refait pas ses rideaux ! ».
Âge qui dit-elle
l
’« intimide
». Il est question ici de la surprise de vieillir. La vieillesse
est, en effet, à la fois le résultat d’un processus et un évènement. La
vieillesse est un processus : un jeu très lent entre continuités et chan-
gements. Aussi se demander : à quel âge est-on vieux, c’est comme
poser la question : à quel moment, quand on va à Concarneau, est-on en
Bretagne ? Dès la gareMontparnasse ? Aux premièresmasures blanches
aux toits d’ardoise? Quand on voit lamer ? Peu parmi nous répondraient :
quand on franchit la limite administrative de la région. Inadéquation de
la borne d’âge, de l’anniversaire. Mais voilà qu’un jour, à l’occasion d’un
fait généralement minuscule on réalise que l’on est devenu vieux. C’est
l’évènement. L’actrice Alice Sapritch raconte : «
Brusquement je me suis
rendue compte de ce qu’était la vieillesse. Il y a eu un déclic dans ma tête,
une petite phrase qui me revient sans cesse : “ Plus jamais quelqu’un ne
me dira je t’aime
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.“ »
. Étrange frontière qu’on passe et repasse au gré
des jours, de ses ressentis, de ses amours...
Jacqueline de Romilly pousse même l’hésitation jusqu’à se demander si
elle a lesmoyens financiers de ce changement ! Car changer ses rideaux
c’est parier sur la longueur de vie qui l’attend. Faut-il investir sur un si
court terme ? Les gens vieux ont un court avenir. Statistiquement oui,
mais comme le dit encore Jankélévitch, un homme vieux n’est pas un
condamné à mort. Il n’y a que pour le condamné à mort que le temps
devient de l’espace. L’homme est certes un «
irréversible incarné
» (si on
peut aller et venir dans l’espace, il n’y a dans le temps qu’un sens unique)
mais il ne vit qu’«
avec ses trois temps solidaires, passé, présent, avenir
»
et l’intensité est la même à tous les âges. Quelle que soit la quantité de
cire d’une bougie, la hauteur de la flamme est toujours lamême. L’avenir,
même court, reste le temps du projet. L’avenir statistiquement bref parle
bien sûr de la mort. «
Serait-ce donc que la vie me devient à chaque
instant plus précieuse ?
» s’interroge-t-elle. «
Parce que je sais tout bas,
sans vouloir me l’avouer que cela ne durera plus très longtemps.
»Mais,
changer ses rideaux c’est «
à mon âge parier sur une certaine continuité
encore à venir.
» Et Jacqueline de Romilly multiplie les «
encore
» «
je
peux encore
» et elle ajoute : «
Mais le mot va puiser très loin, en des
profondeurs sur lesquelles je ne m’arrête pas.
»
Se retrouvant le soir dans sa pièce bien close, elle pense à la vive satis-
faction qu’elle avait enfant de s’enfermer dans la cabane qu’elle venait
de construire au bout du jardin. Elle remonte encore plus loin : «
Se
cacher, bien à l’abri, est peut-être un souvenir du séjour dans le ventre
maternel.
» Elle aborde alors une autre dimension du vécu du temps : le
dialogue de chacun avec ses différents âges et notamment le dialogue
avec l’enfant que l’on a été. C’est une profonde ineptie de penser que
dans la vieillesse on retombe en enfance ! Mais chaque homme porte en
lui, tout au long de sa vie, l’enfant qu’il a été et le vieillard qu’il sera un
jour. Et dans la vieillesse, la capacité grandit à dialoguer avec cet enfant.
Certains âges d’une vie génèrent une plus grande attirance. Ainsi
Marguerite Yourcenar écrit-elle : «
Plus je vieillis moi-même, plus je
constate que l’enfance et la vieillesse non seulement se rejoignent mais
encore sont les deux états les plus profonds qu’il nous soit donné de
vivre. L’essence d’un être s’y révèle
» et elle s’interroge sur l’utilité de
ce qu’elle nomme «
l’âge intermédiaire
» : «
Et tout l’intervalle
, dit-elle,
semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel
on se demande pourquoi on a dû passer
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. » «
Il est temps de vivre
comme je l’entends.
» confirme Jacqueline de Romilly.
«
Avec les années qui passent, poursuit Jacqueline de Romilly, mon
horizon tend à se rétrécir.
» Moins de sorties… Tel voyage sera peut-
être le dernier… Pour les gens vieux, certes l’espace se rétrécit, mais le
temps, lui, grandit. Proust dans les dernières lignes de son livre
Le temps
retrouvé
parle «
des géants plongés dans les années
». Et c’est dans les
profondeurs du temps que Jacqueline de Romilly va trouver une réponse
à une autre de ses interrogations. En effet, elle note une contradiction.
Elle qui chérit le repli du soir dans son monde clos, ressent dans sa mai-
son provençale, où elle retourne «
année après année
», vacances après
vacances, le puissant appel du dehors, cette envie de sortir de chez soi,
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(16) Alice Sapritch,
Mémoires inachevées
, Ramsay, 1977.
(17) Marguerite Yourcenar,
Archives du Nord
, Gallimard, 1977.