Cahier numéro 9 - page 16-17

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Dans les années 60, avec la notion d’exclusion sociale, le Père Joseph
Wresinski introduit une nouvelle manière d’aborder la précarité et
la grande pauvreté. C’est en voulant créer une association avec les
habitants d’un camp de sans-logis – association que les pouvoirs publics
n’ont pas voulu reconnaître –, c’est en retrouvant dans l’humiliation et
l’isolement des familles de ce camp l’humiliation et l’isolement de sa
propre famille vivant dans la misère à Angers, qu’il a forgé la notion
d’exclusion sociale. Être dans la misère, a-t-il expliqué, c’est ne plus être
considéré. C’est une sorte demort sociale où les autres n’attendent plus
rien de bon de vous.
Plus tard, il découvre qu’en 1789, Dufourny de Villiers a tenté de créer
«
l’ordre sacré des Infortunés
», le Quatrième Ordre, celui des «
pauvres,
journaliers, des infirmes, des indigents...
» restés en dehors de toute la
rédaction des cahiers de doléances. Dufourny, en rédigeant les
Cahiers
du Quatrième Ordre
, demandait à ce qu’une démarche délibérée aille à
la recherche de la contribution des plus pauvres pour les États généraux,
sans quoi la démocratie resterait incomplète et injuste. Wresinski en a
conçu la notion de Quart Monde : les populations qui, partout dans le
monde, ne sont pas consultées, ne participent pas, y compris pour les
décisions les concernant au premier chef et qui, de ce fait, se trouvent
toujours perdantes dans les choix politiques. Sortir de la misère, c’est
réussir à ce que ces populations sortent du silence et apportent leur
propre expertise, leur propre compréhension ; que les politiques soient
pensées, mises en œuvre, évaluées avec elles et non pas pour elles,
voire contre elles.
Du Quatrième Ordre au Quart Monde, il s’agit de faire émerger une voix
manquante dans nos démocraties, une expertisemanquante pour définir
des politiques efficaces.
2. Mobilisation des politiques publiques :
droits et responsabilités
Le lien entre les privations de sécurités de base (précarités) et l’exclusion
économique, sociale et politique est une clé de compréhension et
d’action. Sans se connaître, Amartya Sen, seul prix Nobel d’économie
à avoir attaqué la question de la pauvreté, et Joseph Wresinski sont
arrivés à la même conclusion : à perdre plusieurs sécurités on sort de la
simple réalité d’inégalité économiquemais un seuil est franchi – celui de
la misère – qui fait qu’on ne peut plus participer à la vie avec les autres
personnes.
En 1987, Joseph Wresinski, alors membre du Conseil économique et
social, s’est vu confier un rapport « Grande pauvreté et précarité écono-
mique et sociale ». La définition de la grande pauvreté y est établie en
termes de déni des droits de l’homme. Reprise en 1990 par le Sommet
mondial social de l’ONU, à Copenhague, elle fait maintenant référence
en France et dans le monde :
«
La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment
celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs
obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs
droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus oumoins
étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives.
Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines
de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les
chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits
par soi-même, dans un avenir prévisible.
»
Si les précarités s’accumulent dans plusieurs domaines des droits
fondamentaux, il n’est plus possible d’exercer ses responsabilités par
soi-même : on ne peut plus participer, c’est le cercle vicieux de la misère
et de l’exclusion. Il est maintenant reconnu que la perte d’un droit, puis
de deux peut entraîner la perte de tous les autres. La perte du droit au
logement peut entraîner celui à l’éducation des enfants, à l’emploi, à des
revenus, à la domiciliation et au vote, etc. Depuis le rapport Wresinski,
les tableaux de bord d’indicateurs de la pauvretémesurent l’accès à tous
ces droits fondamentaux.
Le rapport montrait également que si la perte des droits fondamentaux
entraîne dans le cercle vicieux de la misère, la reconquête des droits, un
à un, crée dans l’autre sens un cercle vertueux de sortie de la misère.
Il confirmait par l’expérience la conviction viscérale du Père Joseph
Wresinski et de tous ceux qui vivent la misère : la misère n’est pas une
fatalité.
Ce rapport a lancé plusieurs politiques publiques de lutte contre la
pauvreté dans tous ces domaines. En 1995, « La grande pauvreté », un
rapportdeGenevièvedeGaulle-AnthoniozauConseiléconomiqueetsocial,
a permis une évaluation de ces politiques publiques ; il a montré qu’elles
n’atteignaient pas les plus démunis faute de cohérence et de globalité.
Dans ce rapport, une enquête réalisée par le Credoc a mis en évidence :
d’une part, l’intuition de Wresinski que de nombreuses personnes
cumulaient effectivement plusieurs précarités, ce qui les entraînaient
dans un piège ;
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