Cahier numéro 10 - page 10-11

D’où partons-nous et où allons-nous ?
En France, le pouvoir traditionnel est vertical et celui qui l’incarne porte
souvent le nom de
chef
. Ainsi y a-t-il des chefs de cuisine, de rayon, de
division, de secteur, de file, d’orchestre, de famille, le chef-lieu, le chef
d’État,… On a une tête bien pleine, bien remplie… La tête, terme venu
du latin
caput
, est au cœur du système éducationnel et politique à la
française. On apprend au jeune Français à raisonner, analyser, résoudre,
à faire travailler sa mémoire. S’il n’y arrive pas, on le blâme, on lui donne
de mauvaises notes. Les filières scientifiques sont reines. La V
e
Répu-
blique quant à elle est une illustration parfaite de l’aboutissement de
ce modèle. Alors que le religieux, autre pouvoir vertical traditionnel, a
pris du recul, le pouvoir politique reste fort dans la forme. Présidents de
la République et classes dirigeantes se succèdent à « la tête » du pays,
sans forcément se remettreenquestion (commeon levoit notamment sur
le cumul des mandats, le nombre d’élus, etc.). Ce leadership traditionnel,
longtemps verrouillé, avait le mérite de la clarté – les rôles et positions
étaient bien définis – et on ne touchait pas aux avantages acquis. On
aurait pu le croire durable.
Mais la révolution numérique, - peu en avaient prévu des conséquences
d’une telle ampleur -, a développé une conscience horizontale dont les
réseaux sociaux, le partage des savoirs et de l’information, la conscience
écologique collective, etc. sont des déclinaisons.
Les jeunes, nés en
même temps que cette révolution, cherchent de moins en moins les
solutions chez les aînés ou dans les notices : ils expérimentent, zappent,
forçant les structures sociales, de la famille aux grandes entreprises à se
repenser. Nous sommes entrés dans le temps de la mobilité, de l’adap-
tation permanente : le leadership est devenu flottant, les structures
deviennent des systèmes et l’interdépendance, consciente. Cela remet
en question la nature du lien qui est supposé cimenter l’entreprise.
Pour le chef traditionnel, la conséquence est majeure et j’utiliserai la
métaphore des chefs d’orchestre pour l’illustrer. Le chef d’orchestre,
tête de l’orchestre, devient leader (en anglais
conductor
pour les chefs
d’orchestre) ou dirigeant, au sens le plus étymologique du terme, celui
qui donne une direction, un sens (et on trouve pour parler du chef
d’orchestre le mot
Dirigent
en allemand). Cela suppose pour ce nouveau
leader d’être capable de déléguer, de faire confiance, de lâcher prise et
donc de faire preuve d’une certaine humilité. Le grand chef d’orchestre
Claudio Abbado, récemment disparu, réclamait aux musiciens de
s’écouter entre eux, de ne pas tout attendre de lui. Les témoignages
rapportent à quel point il était attentif aux suggestions des musiciens.
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Quand il arrêtait l’orchestre, il disait :
We should play softer
et non
You
should play softer
! Pierre Boulez (né en 1925), autre grande star de la
direction d’orchestre, rappelle que c’est ce que l’on entend qui décide
du geste. Il place donc lui aussi l’écoute de ce que fait l’orchestre avant
de proposer. Nadine Pierre, violoncelliste solo de l’Orchestre philhar-
monique de Radio-France, explique à quel point Myung Whun Chung
(né en 1953) compte sur les musiciens pour s’écouter et prendre des
initiatives. Enfin, le chef vénézuélien Gustavo Dudamel (né en 1981)
dit qu’il aime créer pour les musiciens un espace où ils peuvent être
libres, un espace où eux et lui puissent faire de la musique ensemble.
L’orchestre change donc lui aussi : écoute, initiatives sont au cœur de la
nouvelle exigence.
Ce
We
, symbole de l’ensemble, nous confirme l’approche systémique qui
met chacun à sa place, à l’image de l’orchestreoù le
conductor
est attendu
sur sa capacité à porter une vision, générer une énergie collective, à être
efficace, ou bien le percussionniste à donner un coup de cymbale ou de
triangle isolé. L’écologie du « nous » donne sa place à chacun. Du coup,
là où l’on parlait de collaborateurs, ceux qui travaillaient ensemble (du
latin
co-labor
) souvent pour le patronou l’actionnaire, onpasse désormais
à une logique de co-opérateur, celui de réaliser ensemble quelque chose
(
opérer
et
œuvre
ont la même racine latine). Les exemples des philhar-
monies de Berlin et Vienne ou en France de l’orchestre Pasdeloup sont
particulièrement intéressants en termes de coopération. Ce sont des
formations en autogestion dont les chefs d’orchestre sont choisis
par les musiciens, les fonctions de direction également assurées par
eux-mêmes (par exemple, le directeur commercial du Philharmonique de
Vienne est un violoniste qui a succédé à un flûtiste, le secrétaire général
de l’orchestre Pasdeloup est corniste, etc.). Les projets sont partagés.
Ainsi, le nouveau collectif assure un vrai leadership et ne peut fonctionner
que si chacun prend conscience qu’il en est un acteur, ou plutôt un
co-acteur, ayant une co-responsabilité dans le résultat global, relié en
permanence aux autres. Dès lors, il se heurte à ses propres ennemis
intérieurs que sont les préjugés sur lui ou sur les autres (quel est son
rapport à l’altérité ?), les peurs (sera-t-il capable ?) et les habitudes (il va
devoir quitter son confort), plus largement son ego. Le co-acteur a donc
la nécessité d’un travail sur lui-même pour le libérer de ces obstacles.
Il découvrira que cela peut se faire seul, par du coaching par exemple,
mais que c’est aussi possible grâce au collectif qui va lui permettre de
dépasser ses limites.
Pas un collectif traditionnel : un collectif rigoureux
dans ses pratiques fondées sur l’écoute, la confiance, la bienveillance,
le respect de règles et un gardien de
process
.
Les ego sont mis de côté.
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