au nom de la valorisation des subjectivités et de leur singularité, des
différences qui font que nous sommes des êtres humains. Il conviendra
donc de trouver un équilibre entre l’autonomie des agents techniques
et celle des personnes. L’autonomie de la personne humaine entendue
dans sa complexité devra rester un objet de soin et d’attention spéci-
fiques, en continuant d’être envisagée au-delà de tout réductionnisme
technologique, qui consisterait à vouloir tout résoudre par le fait
technique. S’il est indispensable à l’humanité, étant donné que « nous
sommes des être prothétiques » (comme le rappelle Bernard Stiegler
en commentant le mythe de Prométhée
12
), les systèmes techniques ne
sauraient constituer à eux seuls un horizon de sens. C’est la raison pour
laquelle nous devrons inlassablement nous tenir attentifs aux valeurs
qui définissent l’être humain. Nous pourrons à cet égard rappeler que
si les technologies numériques peuvent contribuer au bien-être des
personnes en situation de dépendance, ce sont d’abord des subjectivités
et leur complexité qui sont en jeu dans cette dynamique. Une réflexion
sur les conditions d’appropriation de systèmes techniques de plus en
plus automatisés devra être ouvertement menée. Car comme l’a écrit le
philosophe des techniques Gilbert Simondon, l’ensemble des machines
doit toujours supposer l’homme comme interprète vivant des machines
les unes par rapport aux autres : « Loin d’être le surveillant d’une troupe
d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société des
objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin
du chef d’orchestre »
13
. Dans une telle perspective, et compte tenu du
développement présent et futur de la domotique et des technologies
numériques dans nos espaces privés, un enjeu éthique de premier ordre
sera de concevoir des interactions où les usagers seront, autant que
possible, en situation de participation cognitive et intellectuelle, et où
l’exercice du libre-arbitre demeurera aussi entier que possible.
Pierre-Antoine Chardel
Philosophe de formation, professeur de philosophie sociale
et d’éthique à Télécom École de Management
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(12) Bernard Stiegler,
Philosopher par accident. Entretiens avec Elie During
, Paris,
Galilée, 2004.
(13) Gilbert Simondon,
Du mode d’existence des objets techniques
, Paris, Aubier,
1989, p. 11.
(10) Hubert Bouchet, « Cybersurveillance dans l’entreprise »,
Terminal
, Automne-
hiver 2002-2003, N°88, p. 25.
(11) Cf. Edward T Hall,
La Dimension cachée
, traduit de l’anglais (États-Unis) par
Amélie Petita. Postface de Françoise Choay, Paris, Editions du Seuil, 1971.
nements domestiques sera nécessairement créatrice de sens pour des
personnes vulnérables ou dépendantes ? En posant cette question, je
songe en particulier à des environnements où l’automatisation serait
telle qu’elle ne donnerait plus la possibilité à une personne de reprendre
la main sur des systèmes (si l’on se réfère par exemple à des systèmes
qui accentuent la surveillance des personnes au travers de capteurs
disposés un peu partout dans un appartement ou une maison). Or quel
que soit le degré de bienveillance qui est susceptible d’organiser lamise
en place de ces systèmes, ne doit-on pas envisager que des personnes
souhaitent, à un moment donné, y échapper en affirmant un droit à la
déconnexion ? Derrière cela, c’est la question du libre-arbitre qui est en
jeu : comment par conséquent créer des systèmes qui soient en mesure
de respecter le fait qu’un individua parfois besoind’opacité ? Ceproblème
se pose par rapport aux nombreux dispositifs qui s’organisent autour
de la gestion des informations personnelles, dans la mesure où comme
l’avait justement exprimé Hubert Bouchet, « on sait que l’être humain
ne fonctionne que grâce à une alternance d’ombre et de lumière, et
donc grâce à l’existence d’une opacité nécessaire. (Or) les techniques
permettent de lemettre en permanence en pleine lumière, ce qui revient
à l’empêcher de vivre. La nature elle-même nous enseigne que les êtres
vivants ne peuvent pas vivre en permanence en pleine lumière »
10
.
La question du respect de la sphère privée ou subjective est d’autant
plus délicate à traiter, tant d’un point de vue théorique que pratique,
qu’elle n’affecte pas tout le monde de la même façon, ni avec la même
intensité. Certains travaux en anthropologie montrent très justement
cela : nous ne vivons pas tous de la même façon la proximité ou le
regard d’autrui. Chaque culture a en effet sa manière de concevoir les
conditions de l’échange et les frontières de l’intime
11
. La perception que
nous avons de ces expériences est au fond hétérogène et devrait pour
cette raison imposer des évaluations qui tiennent compte d’un certain
pluralisme des valeurs. Les concepteurs desmaisons connectées – étant
donné le risque de voir se développer des technologies de plus en plus
intrusives – devront intégrer ces dimensions relatives au respect des
différences.
Plus globalement, un grand défi éthique sera d’éviter une mise en place
systématique des systèmes auprès des personnes dépendantes, cela
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