Cahier numéro 3 - page 10-11

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L’espace public
à l’ère numérique
ou les métamorphoses
du commun
Pierre-Antoine Chardel
Je partirai pour cette contribution de deux observations. La première est
que nos objets dits « communicants » n’ont plus la même forme qu’il y
a vingt ou trente ans. En termes de design, nos téléphones portables
n’ont rien à voir avec nos téléphones filaires. Ils sont devenus comme
des extensions de nous-mêmes, ils s’insèrent – pour le meilleur et pour
le pire – dans nos processus de subjectivation. La transformation du
fixe au mobile, comme l’a judicieusement souligné le philosophe italien
Maurizio Ferraris, n’est pas simplement une histoire de rapetissement
et de fil perdu : «
En se détachant de tout support immobile et en se
défilant à travers un rapetissement des dimensions qui va de pair avec
un accroissement des prestations, le mobile s’émancipe, il perd ses
chaînes – exactement comme les livres qui ne sont plus enchaînés aux
murs des bibliothèques monastiques – et peut désormais se glisser dans
la poche et faire le tour du monde (…). Et l’on voyage désormais frénéti-
quement, sans se dessaisir de son mobile…
»
1
.
Deuxièmement, les formes mêmes de nos interactions avec autrui se
modifient. En situation demobilité, nous avons généralement tendance
à être moins exigeant quant à notre niveau d’expression (écrite ou
orale), nousmettonsmoins
les formes
. La communication dans l’exercice
de lamobilité est souvent plus directe, voire plus abrupte. Qu’est-ce que
de tels changements de forme peuvent avoir comme conséquences sur
notre manière d’être ensemble dans l’espace public ? Dans quelle
mesure de telles
métamorphoses
contribuent-elles à redéfinir les
contours de notre vie commune ?
Le numérique comme ère des multitudes
L’espace public, qui désigne un lieu où l’on échange à propos du poli-
tique, est désormais technologiquement constitué par des appareils
médiatiques, parmi lesquels l’Internet et ses nombreux supports. Le
numérique introduit une évolution importante par rapport aux médias
plus anciens. Les médias de masse comme la radio et la télévision – et
tels qu’ils étaient analysés par Günther Anders dans les années 50 et
GuyDebordàlafindesannées60–reposaientsurdeslogiquesdediffusion
relativement homogènes et univoques, en privant les auditeurs et les
téléspectateurs du pouvoir d’interagir avec les programmes. Ils étaient
(1)MaurizioFerraris,
T’esoù?Ontologiedutéléphonemobile
,préfaced’UmbertoEco,
traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, AlbinMichel, 2006, p. 36 – 37.
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