Cahier numéro 3 - page 22-23

Il y a un peu plus d’un siècle, la CGT lançait une campagne pour les
« 3 fois 8 ». Il ne s’agissait évidemment pas d’exiger le travail en équipe
- jour et nuit - mais de revendiquer un temps de travail de 40h par
semaine, les journées devant se répartir en «
8h de travail, 8h de repos
et 8h de loisirs
».
Le développement du salariat au XIX
e
siècle marquait ainsi une rupture
avec les rythmes de la paysannerie basés sur les saisons et le climat.
Cette césure entre les temps de la journée allait de pair avec un
durcissement des séparations qui avaient été entamées dès le XVII
e
siècle : séparation entre le privé et le public, entre le religieux et le
séculier, entre le scientifique et le profane… L’université et le laboratoire
moderne ont été mis en place par Humboldt en Allemagne dès 1810,
initiant ainsi la professionnalisation des professions scientifiques.
Une science qui sera au cœur de la deuxième révolution industrielle
et sera mise à contribution au XX
e
siècle, pour l’organisation de la
grande entreprise qui appliquera les recettes de Frederick Taylor. En
Europe occidentale, l’âge d’or du salariat sera atteint dans les années
1960/1970, une période de plein emploi, où il est fréquent de rester
dans la même entreprise pour toute sa vie et où travailler veut dire aller
au bureau ou à l’usine, à horaire fixe et avec une organisation du travail
très hiérarchisée et souvent bureaucratique.
La fin des années 1970 et les années 1980 vont marquer la rupture
avec cette époque. Deux séries de facteurs, économiques et sociétaux,
sont à la racine de ce basculement. Tout d’abord la crise économique,
qui touche les économies occidentales au milieu des années 1970,
va amener le patronat, puis les gouvernements, à vouloir rompre avec
le modèle fordiste des années précédentes qui mêlait politiques
économiques keynésiennes et redistribution sociale. Ce seront les
années Reagan et Thatcher, l’avènement du néo-libéralisme, la déré-
gulation des services financiers, les privatisations de services publics,
la restriction du droit syndical, etc. Mais ces politiques n’ont pu être
mises en œuvre que parce qu’elles s’appuyaient sur des aspirations
profondes de la société. Mai 1968 et la vague mondiale de mobilisa-
tion de la jeunesse avaient des racines sociales - qu’ont exprimées les
grévistes français ou italiens – mais aussi des racines plus « sociétales
» : une aspiration à plus d’autonomie, à moins de hiérarchie, le rejet de
structures bureaucratiques et d’une vie trop routinière. Les slogans de
l’époque en sont la marque, «
boulot – métro – dodo
», «
la hiérarchie
c’est comme les étagères, plus c’est haut et moins ça sert.
»
Avant de revenir sur les conséquences de ces transformations sur le
travail, un focus sur l’histoire de l’informatique sera utile. Cette industrie
a connu une transformation radicale à lamême époque, dans les années
1970, grâce à des évolutions technologiques – l’avènement du micro-
processeur – mais aussi grâce à l’influence d’une nouvelle culture, d’une
nouvelle façon de voir le rôle et la place de l’être humain dans son rapport
avec la technologie. Issus des recherches militaires, les ordinateurs se
sont imposés dans la grande entreprise dès la fin des années 1950. IBM
était l’acteur dominant de ce secteur et l’ordinateur – qui n’avait ni écran,
ni clavier, ni souris - était « nourri » par une organisation hiérarchisée :
au sommet l’analyste programmeur, puis les programmeurs, puis les
encodeuses – presque toujours des femmes, en bas de l’échelle – qui
entraient les données sur des cartes perforées. En rupture avec
ce système où, à l’image de l’entreprise taylorisée, les êtres humains
étaient au service de lamachine, une toute autre conception va émerger
à partir de la cybernétique, une science popularisée par Norbert Wiener
après la seconde guerre mondiale. Joseph Carl Licklider,informaticien
et psychologue qui deviendra le patron de l’Arpanet, programme de
recherche de l’armée américaine, financera les premiers pas de l’Internet.
Il a été le premier, dans un article de 1960, à penser une «
symbiose
homme-machine
» dans laquelle l’outil serait au service de l’être
humain, pour lui permettre d’accroître ses capacités. À la fin des années
1960, dans la chaleur du mouvement étudiant californien marqué par
la culture beatnik puis hippie, ces nouveaux concepts vont prendre
forme : en décembre 1968 Douglas Engelbart, lors d’une conférence
appelée «
La mère de toutes les démonstrations
», montrera une souris,
un écran, une visioconférence, l’informatique connectée, le système
hypertexte, tout ce qui va être au cœur de l’informatique moderne ! Les
années 1970 verront se créer tout une série de start-ups qui lanceront
les premiers micro-ordinateurs, comme les Apple I puis II. En même
temps se constituent les premiers réseaux qui se fédéreront sous le
nom d’Internet. Ces réalisations se feront dans cette culture très parti-
culièremarquée par l’individualisme (l’ordinateur y est « personnel ») en
même temps que la coopération et par le culte de l’innovation basée sur
la curiosité technique (culture des
hackers
), une culture qui perdurera
et que l’on retrouvera à chacune des grandes étapes du développement
d’Internet : la naissance du web en 1989 ou l’émergence du web 2.0 - le
web participatif et les réseaux sociaux - en 2004/2005.
Pour comprendre comment ont émergé de nouvelles façons de travailler
dans le numérique, il nous faut continuer à plonger dans les spécificités
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