Cahier numéro 3 - page 32-33

créés par des équipes, et chacun s’y rêve en relation avec tous ceux qui
regardent le même programme qu’eux au même moment : «
Voir, c’est
toujours être dans l’illusion de voir avec
». Cette culture est dominée
par une relation horizontale au savoir : son modèle est l’encyclopédie
Wikipédia. C’est une culture du multiple, voire du métissage, du multi-
culturalisme, et pourquoi pas du polythéisme.
Un bouleversement dans la relation
aux apprentissages
La culture du livre favorise lamémoire événementielle et chronologique,
tandis que la culture des écrans favorise la mémoire de travail, qui
consiste à maintenir et manipuler des informations et des instructions.
Ensuite, alors que la culture du livre favorise la pensée et le raison-
nement linéaire, la culture numérique favorise la pensée en réseau,
circulaire et fonctionnant plus par analogies et contiguïtés que par
continuité. L’organisation spatiale prime sur l’organisation temporelle.
En troisième lieu, alors que la culture du livre favorise une pensée qui
exclut les contraires, la culture numérique les accepte. Son paradigme
est l’image dans laquelle les contraires coexistent. Enfin, alors que la
culture du livre favorise plutôt les automatismes, voire les habitudes,
la culture des écrans apprend à rompre les habitudes mentales, comme
dans les jeux vidéo où le joueur ne peut réussir chaque nouveau niveau
qu’en étant capable d’oublier la stratégie gagnante qu’il a utilisée au
niveau précédent.
Un bouleversement dans le fonctionnement
psychique
Tout d’abord, avec les écrans, l’identité se démultiplie. Le « Moi » n’est
plus la propriété privée d’un individu, mais une construction à chaque
fois tributaire des interactions. Une nouvelle normalité s’impose, dont
la plasticité est la valeur ajoutée, tandis que l’ancienne norme du « moi
fort intégré » est disqualifiée en psychorigidité
1
.
Ensuite, avec les technologies numériques, le clivage s’impose comme
mécanisme défensif prévalent sur le refoulement. Sur Internet, en effet,
aucun contenu n’est réprimé et tous sont accessibles instantanément
par l’ouverture d’une « fenêtre » : c’est le système « windows ». Or
cette logique correspond exactement à ce qui se passe lorsque, dans
le clivage, nous sommes capables de penser à une chose, et aussitôt
après de l’oublier comme si elle n’avait jamais existée. Du coup, les
contraires peuvent y coexister sans s’exclure. Cela renforce le processus
du clivage aux dépens du refoulement, avec des effets considérables
sur l’éducation.
Enfin, la culture des écrans valorise les formes non verbales de la
symbolisation, à savoir les formes imagées et sensori-motrices, qui les
placent à égalité avec les formes verbales.
Un bouleversement des liens et de la sociabilité
Trois grandes différences opposent la culture du livre à la culture numé-
rique : dans la définition des liens, le rôle et les moyens de l’autorité,
et dans l’articulation entre discours de l’intime et intégration groupale.
Commençons par les liens. Dans la culture du livre, le réseau social
privilégié est organisé par la proximité physique. Les liens familiaux et
de plus grande proximité physique sont considérés comme les plus forts.
Au contraire, dans la culture numérique, les liens sont privilégiés par le
fait de partager un centre d’intérêt commun, même très limité, pourvu
que ce centre d’intérêt soit perçu comme très important : il peut s’agir
de la passion pour un groupe musical, un film, un héros de télévision
dont on prétend ne rien ignorer. Dans cette logique, les liens impor-
tants ne sont pas définis comme « forts » car ce mot renvoie à une
logique de proximité et de réactivation régulière, mais « élastiques »
et « activables ». Le mot « élastique » renvoie au fait que sur le web, il
ne faut pas craindre de solliciter une personne avec laquelle on n’a plus
eu aucun contact depuis des années, alors que cette démarche était
traditionnellement considérée comme déplacée, voire irrespectueuse
dans la culture du livre. L’important est alors que cet interlocuteur réa-
gisse, c’est-à-dire qu’il semontre « activable ». Ce n’est évidemment pas
toujours le cas ! D’où l’idée d’avoir le plus de liens possibles sur Internet
(notamment les fameux « amis » sur Facebook), à un moment où le sta-
tut d’adolescent, logé, nourri et blanchi par ses parents, ne nécessite pas
de les activer, sauf sous la forme de quelques phrases convenues. Leur
activation dans un but précis constitue l’épreuve de réalité qui marque
la transition d’une adolescence qui démultiplie les contacts à une entrée
dans l’âge adulte qui les sélectionne.
La deuxième grande différence entre la culture du livre et la culture
numérique porte sur le fondement de l’autorité. Dans la culture du livre,
elle est assurée par la reconnaissance que donnent les diplômes, eux-
mêmes donnés par un pouvoir centralisé reconnu. Au contraire, dans la
culture numérique l’autorité est fondée sur la reconnaissance par les
pairs. Il y a égalité
a priori
de tous mais cette égalité n’est évidemment
pas
a posteriori
. Car les intervenants se définissent rapidement un
domaine de compétences qui leur permet d’être reconnus par leurs pairs.
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