Cahier numéro 3 - page 12-13

dans «
l’impossibilité de répondre
», condamnés en ce sens à un certain
«
mutisme
»
2
. En revanche, avec les technologies de l’information et de
la communication dans leur version numérique, se produit une coupure
épistémologique dans la mesure où elles induisent des dynamiques
d’interaction et de contribution. Avec les médias numériques, apparaît
une ère « post-média » d’appropriations hétérogènes, en rendant
possibles de nouvelles formes d’intersubjectivité et d’agencements
collectifs. La portée des intuitions du psychanalyste Félix Guattari est
sur ce point à bien des égards remarquable. Formulées avant 1992, elles
demeurent particulièrement fécondes pour interpréter ce que nous
vivons aujourd’hui avec l’expansion des technologies numériques. Il
entrevoyait les potentialités esthétiques et politiques des technologies
de l’information et de la communication en considérant la façon dont
les attitudes de réception (passive) devaient être à terme amenées à
évoluer : «
Le câblage et le satellite nous permettront de zapper entre
cinquante chaînes, tandis que la télématique nous donnera accès à
un nombre indéfini de banques d’images et de données cognitives.
Le caractère de suggestion, voire d’hypnotisme, du rapport actuel à la
télé ira en s’estompant. On peut espérer, à partir de là, que s’opérera un
remaniement du pouvoir mass-médiatique qui écrase la subjectivité
contemporaine et une entrée vers une ère post-média consistant en
une réappropriation individuelle collective et un usage interactif des
machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de
culture
»
3
.
En reprenant la terminologie de Félix Guattari, nous pouvons dire que
notre époque est désormais celle des post-médias (de masse) où les
conditions d’une inscription plus interactive dans la sphère publique
sont fortement stimulées. Nous n’avons plus en effet accès qu’à un seul
canal d’informations, mais à des multitudes de sources, avec surtout la
possibilité d’échanger et de partager des goûts, des aspirations et des
luttes. Les sphères d’expression se trouvent affirmées, si l’on prend
par exemple en compte le nombre croissant de blogs et de pages
personnelles créés chaquemois en France
4
. Les formes de contestation
que l’on voit se développer avec les technologies numériques s’affran-
chissent plus aisément des ordres établis, qu’ils soient politiques,
culturels ou idéologiques. Ce qui jadis déterminait les subjectivités
de manière plus ou moins homogène (un territoire et ses limites, un
système de valeurs dominant dans une société donnée) est désormais
susceptible d’être mis en cause par une diversité de réseaux d’affinités
en ligne. On assiste ainsi à une redéfinition des contours du politique
dans son lien à un territoire donné. En offrant aux individus la possibi-
lité d’être tour à tour émetteurs, récepteurs et relais d’information, les
médias numériques permettent des échanges et des interactions en
tout lieu et à tout instant. Susceptibles d’êtremieux informés, d’interagir
plus rapidement, les citoyens peuvent s’ouvrir à des sphères d’influence
déterritorialisées. Ainsi, comme le souligne Nancy Fraser, les espaces
publics deviennent en eux-mêmes largement, et demanière croissante,
transnationaux ou postnationaux : «
Le sujet de la communication,
jusque là envisagé comme un ensemble national de citoyens, est désor-
mais une collection dispersée de sujets. L’objet de la communication,
jusque là envisagé comme un intérêt national fondé sur l’économie
nationale, se dilate, investissant de vastes étendues du globe, en une
communauté de destin transnationale (…). L’espace de la communication,
autrefois envisagé comme un territoire national, est désormais un
cyberespace déterritorialisé
»
5
.
Les événements du « printemps arabe » ont précisément fait ressortir
l’éclatement des ordres établis par l’émergence de pouvoirs alternatifs
réticulés. Par les réseaux numériques, de nouvelles modalités de résis-
tance politique ont vu le jour, confortant l’idée que le pouvoir n’est plus
seulement celui des États mais qu’il est susceptible d’apparaître dans
ses interstices, au travers de nouvelles formes de résistance, en rendant
possible la création des formes beaucoup plus hétérogènes de publicité.
Cela étant dit, l’apport considérable des nouveaux médias ne saurait
nous aveugler sur la complexité de l’enchevêtrement des situations
qui ont contribué à certains basculements. Le cas de la Tunisie est à
ce sujet significatif
6
. En outre, la force micro-politique des réseaux ne
saurait nous faire sous-estimer les tâches à accomplir pour organiser
l’espace public : l’exercice de la liberté est distinct d’un pur et simplemou-
vement de libération. Cette observation ne concerne pas seulement les
États qui sortent à peine de formes autocratiques, mais également des
10
11
(2) Günther Anders,
L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la
deuxième révolution industrielle (1956)
,traduitde l’allemandparChristopheDavid,
Paris, 2002, p.117–142.
(3) FélixGuattari, «Vers une ère post-média»,
Chimères
, n° 28, octobre1990, p. 5-6.
(4) Voir à ce sujet Dominique Cardon et Fabien Granjon,
Médiactivistes
, Paris,
SciencesPo Les Presses, 2010.
(5) Nancy Fraser,
Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution
,
traduit de l’anglais par Estelle Ferrarese, Paris, LaDécouverte, 2011, p. 154 – 155.
(6) Ces dimensions sont justement soulignées par Abdelwahab Meddeb,
Printemps
de Tunis. Lamétamorphose de l’histoire
, Paris, AlbinMichel, 2011.
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