sociétés qui se définissent comme démocratiques. Car si l’utilisation
des nouveaux médias transforme les modalités de l’action collective,
favorisant des formes plus libres et directes d’expression, celles-ci ne
contribuent pas nécessairement à favoriser une reconnaissance des
subjectivités qui s’expriment par ces canaux. Il serait trop simple
d’affirmer que la mise en réseau de l’espace public permettrait de
générer des formes significatives de sociabilité, comme si une causalité
technologique pouvait à elle seule expliquer l’épanouissement de
nouvelles sphères politiques.
Pour une éthique de la proximité
Une analyse de l’évolution de l’espace public à l’ère numérique doit se
garder d’idéaliser les logiques de flux qui sont censées permettre à des
sans-voix de conquérir des sphères d’expression. Il convient en effet de
distinguer la possibilité de la fluidification de la parole et la qualité de
sa réception, voire la qualité de la reconnaissance des individus qui se
produit (ou non) dans le jeu d’interactions en ligne. Il ne suffit pas de
créer plus d’espaces de discussion sur la toile pour que se produisent
de véritables confrontations de points de vue. La sociabilité en ligne a
parfois tendance à s’établir en fonction de critères communs, de goûts
partagés et d’affinités qui ne produisent pas nécessairement la
possibilité de s’en extraire. Les internautes se connectent en effet assez
rarement aux sites développant des points de vue opposés aux leurs.
La position de Cass Sunstein revient à ce propos à mettre en évidence
le fait que lorsqu’on dialogue sur Internet, on a le sentiment de parler
à d’autres, alors qu’on se parle finalement beaucoup entre soi, on veut
entendre l’écho de sa propre voix, on cherche des arguments pour pen-
ser comme on pense déjà
7
. La possibilité de faciliter la prise de parole ne
crée donc pas les conditions d’une ouverture ou d’une compréhension
mutuelle. Loin s’en faut. Ce sont même les conditions de l’entente qui
peuvent être mises en question par l’invisibilité que permet l’échange
virtuel. Car ce qui manque le plus dans une relation médiatisée, c’est ce
que Roman Jakobson appelle la fonction «
phatique
» de la communi-
cation
8
, qui correspond à ce moment où un individu veut s’assurer de la
relation indépendamment du contenu du message à transmettre : «
Il
y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger ou
interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne (« Allô,
vousm’entendez ? »), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou àm’assurer
qu’elle ne se relâche pas… »
9
. Mais dans le cadre d’un échange électro-
nique, lemessage est adressé indépendamment d’une connaissance du
contexte où l’interlocuteur se trouve. Les technologies relationnelles
sont aveugles aux conditions de réception, et peuvent ainsi contribuer à
nous désensibiliser à l’égard de ces dernières.
Insistant sur les cadres qui déterminent l’acte de communication, les
théoriciens de l’école de Palo Alto avaient quant à eux mis en évidence
les aspects relationnels essentiels à toute communication. Toute com-
munication présuppose en effet : 1. un aspect physico-comportemental :
une communication ne se borne pas à transmettre une information, mais
induit un comportement
10
; 2. un aspect herméneutique : la perception
de l’intention qu’il suppose conditionne le bon et juste déchiffrement
du message, qu’il soit ou non langagier : «
Activité ou inactivité, parole
ou silence, tout a valeur de message
»
11
. Or ce sont précisément ces
conditions « méta-communicationnelles » qui tendent à s’appauvrir
dans une communication à distance, où la connaissance des contextes
dans lesquels les interlocuteurs se trouvent n’est pas assurée. Sur un
autre plan, qui touche la formemême de l’agir « télé-communicationel »,
la communicationmédiatisée dissimule les individus tout autant qu’elle
les rend présents et disponibles. Elle voile et dévoile d’un même geste.
Sur un tel plan, surgit la problématique de l’anneau de Gygès telle qu’elle
se trouvait formulée par Platon dans la
République
12
: quelle serait
l’éthique d’un homme muni d’un anneau qui le rendrait invisible ?
Peut-on se sentir aussi responsable de ce que l’on dit dans la distance,
sans interlocution directe ?
On le constate sociologiquement, comme nous l’évoquions dès notre
introduction : les médiations électroniques transforment les formes
mêmes de l’expression. Les forums de discussion constituent des lieux
12
13
(7) Cass Sunstein,
Republic.com,
Princeton University Press, Princeton, 2001.
(8) Nous reprenons ici quelques éléments abordés par Pierre-Antoine Chardel et
BernardReber dans «Risques éthiques », inAntonio Casilli (dir.),
Cultures du numé-
rique, Communications
, Paris, Seuil, 2011, p. 149–156.
(9) Roman Jakobson,
Essais de linguistique générale
, traduit de l’anglais et préfacé
par Nicolas Ruwet, Editions deMinuit, Seuil, 1963, p. 217.
(10) Paul Watzlawick, Janet Beavin et Don Jackson,
Une logique de la communication
,
traduit de l’américain par JanineMorche, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 49.
(11)
Ibid
. p. 46.
(12)Platon,
LaRépublique
,livreII,359c–360a,traductiondePierrePachet,Gallimard,
1993, p. 99-100.