Les projets lorsqu’ils sont présentés n’ont besoin de se référer à aucune
autorité. Cette autorité leur est conférée
a posteriori
par l’intérêt et la
validation par les pairs. Les projets sont dits
bottom-up
, c’est-à-dire qu’ils
montent de la base au sommet. Il en résulte que dans la culture du livre,
la régulation repose sur la culpabilité et la punition. D’ailleurs la culture
du livre a produit à la fois les fameuses tables de la Loi dont Moïse est le
dépositaire dans la Bible, et le Code pénal qui est une somme volu-
mineuse mettant en relation les diverses infractions possibles avec les
diverses peines qu’elles font encourir à leur auteur. Au contraire, dans la
culture numérique, la régulation repose sur tous les participants : c’est
une culture de la honte puisque celle-ci est l’inquiétudemajeure de tous
ceux qui fréquentent Internet : la honte détruit la e-réputation.
Enfin, une troisième différence porte sur la façon dont l’expression des
expériences intimes s’oppose ou au contraire favorise l’appartenance
à une communauté. Dans la culture du livre, le dévoilement de choix
intimes est souvent réprimé. Il est bien connu que les romanciers ont
toujours raconté leurs expériences intimes, mais comme s’il ne s’agissait
pas d’eux : c’est la convention romanesque. Mais avec Internet, elle s’est
aujourd’hui retournée dans son contraire : les romanciers fictionnisent
leur auto-biographie et la racontent en première personne ! Quoiqu’il
en soit, dans la culture du livre, c’était aussi mal venu de parler de son
intimité dans la vie sociale. Par exemple, si j’aime la pétanque et que je
suis homosexuel, je peux craindre que le fait de le révéler aux boulistes
de mon quartier m’écarte de leur groupe. En revanche, révéler ces deux
dimensions de mon identité sur Internet me permet de me rapprocher
d’un groupe qui partage les deux. Sur Internet, ce que j’ai appelé en
2001 le
désir d’extimité
, c’est-à-dire le fait de révéler son intimité pour
la faire valider par l’entourage, est au service de la socialisation, et ne la
menace pas. C’est d’ailleurs pourquoi mettre en garde contre le danger
de déposer trop d’informations personnelles sur Internet n’empêchera
jamais certains de le faire, parce qu’ils peuvent estimer que les béné-
fices escomptés l’emportent largement sur les dangers possibles. Ils n’y
rencontreront certainement pas un interlocuteur aussi attentionné que
pourrait l’être un psy, mais ils y trouveront une communauté par laquelle
ils se sentiront valorisés, et avec laquelle ils pourront échanger autour
des événements particulièrement difficiles de leur propre vie. Et à une
époque où la majorité des demandes de consultation sont en lien avec
un défaut d’estime de soi et/ou une difficulté à surmonter des trauma-
tismes, ceci peut bien valoir cela.
L’indispensable complémentarité
Ces deux cultures, que tant de points opposent, sont pourtant absolument
complémentaires. La première raison est que chacune fait appel à un
mode de fonctionnement cérébral et psychique, et que l’être humain
peut aller bien plus vite en utilisant les deux, exactement de la même
façon qu’il se déplace plus rapidement en utilisant ses deux jambes !
Mais la seconde raison est que chacune de ces deux cultures, si elle
n’est pas tempérée par l’autre, présente des dangers importants. Cela
étonnera sans doute les inconditionnels de la culture du livre, mais
celle-ci présente bien autant de dangers que la culture numérique.
Commençons par eux.
Les dangers de la culture du livre
Ils concernent tous les domaines que nous venons d’évoquer. La relation
au savoir, aux apprentissages, le fonctionnement psychique et les liens.
Dans la relation au savoir, le danger principal de la culture du livre
est l’ultra-spécialisation. On en a d’ailleurs vu les ravages tout au long du
XX
e
siècle : des générations entières d’artisans et de petites entreprises
ont été ruinées par leur incapacité à faire face aux bouleversements
technologiques. Dans le domaine des apprentissages, le risque est
la réduction des compétences aux apprentissages par cœur. Cela
contribue à inhiber la créativité, mais aussi à augmenter considéra-
blement l’importance de l’obéissance... La culture du livre a culminé
dans des régimes politiques qui prônaient l’obéissance absolue aux
scientifiques déclarés. N’oublions pas que le nazisme a justifié sa poli-
tique la plus inhumaine en instrumentalisant les connaissances scien-
tifiques de son époque, notamment dans le domaine des différences
supposées entre les races. Dans le domaine psychologique, la culture
du livre, avec les certitudes qu’elle assène, développe des personna-
lités rigides et peu évolutives. Enfin, dans le domaine de la sociabilité,
elle privilégie les relations de proximité physique, et produit à la limite
une empathie réduite aux proches. Elle façonne les liens d’une façon
qu’on pourrait résumer de la manière suivante : « Je préfère les gens de
ma famille à ceux de mon quartier, ceux de mon quartier à ceux de ma
ville, ceux de ma ville à ceux de mon pays et ceux de mon pays à ceux
du monde ». Il est bien évident que cette façon de considérer les liens
a suscité des formes d’indifférence, voire de mépris, qui ont nourri l’an-
goisseet la hainede l’étranger. Aujourd’hui, beaucoupde jeunes se vivent
comme citoyens dumonde, et c’est en grande partie grâce à Internet !
Les dangers de la culture numérique
Les dangers de la culture numérique sont différents, mais tout aussi
préoccupants. Ils sont aussi beaucoup mieux connus car dans notre
culture du livre, ils sautent littéralement aux yeux ! Dans la relation
au savoir, c’est évidemment la dispersion et la pensée zapping. Dans
le domaine des apprentissages, c’est le développement d’une forme
d’intelligence qui permet de réussir sans forcément comprendre. L’une
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