des principalesmanières de s’y opposer est le développement du tutorat,
c’est-à-dire l’obligation faite à celui qui comprend d’expliquer de quelle
façon il a compris et résolu le problème à ceux qui y arrivent moins bien
que lui : cette façon de faire servira autant celui qui écoute que celui qui
doit prendre du recul par rapport à sa réussite et comprendre comment
il a fait pour réussir alors que souvent ce n’était pas le cas au début. Dans
le domaine de la psychologie, le risque est évidemment une personnalité
immergée dans chaque situation nouvelle sans recul cognitif ni temporel
et donc sans conscience de soi. Répétons encore que la construction de
la narrativité liée à la culture du livre est la condition pour être le sujet de
la construction de sa propre histoire. Enfin dans le domaine des liens, le
danger de la culture numérique est de privilégier les relations virtuelles
et de fuir la réalité des relations et des situations. La culture numérique
n’a pas inventé cette possibilité car il a toujours été possible à l’être
humain de privilégier l’image qu’il se faisait des autres sur la réalité
des autres. Et il a toujours été possible à l’être humain de fuir la relation
aussitôt que l’autre s’avère être différent de ce qu’il en attend, voire de
tuer l’autre s’il s’avère trop différent ! Mais indiscutablement, Internet
favorise ce genre de fuite.
En conclusion : le règne du métissage et la
culture « par les écrans »
Les dangers de ces deux cultures ne doivent évidemment pas nous
faire oublier leurs avantages. Du côté de la culture du livre, c’est la sti-
mulation des habitudes et des automatismes qui soulagent la pensée
mais, surtout, répétons-le, la possibilité pour chacun de s’approprier
sa propre histoire en s’en faisant le narrateur. La culture numérique
stimule l’interactivité, l’innovation, et favorise la capacité de faire face à
l’imprévisible. Lire des livres permet de connaître le passé et d’anticiper
l’avenir…mais l’avenir est rarement tel qu’il a été anticipé. C’est pourquoi
la culture numérique, et notamment les jeux vidéo, sont susceptibles
aujourd’hui de préparer beaucoup d’enfants et d’adolescents à faire
face à l’imprévisible. Le propre de la culture du XXI
e
siècle est de savoir
que la catastrophe arrivera même si personne ne sait à quel moment et
sous quelle forme.
Cette opposition que nous venons d’esquisser est pourtant probable-
ment temporaire, pour ce qui concerne les processus cognitifs tout au
moins. Car les technologies numériques ont eu sur le monde des écrans
deux effets exactement opposés. D’un côté, elles les ont affranchis
d’une logique narrative calée sur le déroulement du langage parlé-écrit
et ont valorisé les représentations spatialisées et les formes de pensée
qui leur sont liées. Mais d’un autre côté, elles permettent demétisser les
textes et les images, et donc de mélanger, bien mieux que toutes les
technologies précédentes, les modes de pensée qui y correspondent.
D’ailleurs, après un moment où les technologies numériques ont
participé à la construction d’un monde dans lequel tout devait être
appréhendé spatialement, et où l’intelligence intuitive régnait en
maîtresse absolue, elles s’emploient aujourd’hui à intégrer les repères
traditionnels de la culture du livre dans le monde des écrans, bref à
métisser ces deux cultures. Deux innovations récentes le montrent : les
tablettes de lecture ont intégré une visualisation des pages déjà lues
et des pages encore à lire afin de permettre au lecteur de visualiser son
parcours ; et le réseau social Facebook a intégré une timeline qui classe
automatiquement tout ce que les internautes y déposent selon un axe
chronologique.
L’opposition que nous venons d’esquisser entre une « culture du livre »
(linéaire et organisée par la pensée symbolique du langage) et une
« culture des écrans » (spatialisée avec sa double entrée symbolique
et opératoire) est donc probablement destinée à s’effacer derrière une
culture « par les écrans » qui intégrera le meilleur de l’une et de l’autre.
Serge Tisseron
Psychiatre et psychanalyste,
docteur en psychologie
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