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Les technologies
numériques au cœur de
la révolution des liens
Serge Tisseron
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Depuis le développement de l’imprimerie, la civilisation occidentale
vivait dans la culture du livre comme les poissons vivent dans l’eau,
c’est-à-dire sans le savoir. Cette culture avait à ce point imprégné nos
façons de sentir et de penser que nous avions fini par la confondre avec
la nature humaine. Les technologies numériques nous ont brutalement
confrontés au fait qu’il existe d’autres relations possibles à l’identité, au
temps, aux autres, à l’espace et aux apprentissages. Et du coup, nous ne
pouvons plus penser l’homme, la culture, l’enseignement et la relation
à l’espace public de la même façon. Qu’on s’en attriste ou qu’on s’en
réjouisse, le résultat est lemême : il nous faut apprendre à voir lemonde
autrement. Cela veut-il dire qu’il faille nous débarrasser de tout ce que
nous tenions pour acquis ? Non, mais la tâche à laquelle nous sommes
confrontés n’est pas plus facile. Il nous faut relativiser tout ce que nous
tenions pour absolu et apprendre à naviguer entre la culture du livre
et celle des écrans. L’une n’appartient pas au passé tandis que l’autre
appartiendrait à l’avenir car toutes les deux sont le témoin et le relais
de capacités humaines qui ont toujours existé depuis la nuit des temps :
la pensée narrative et la pensée spatialisée. L’être humain a inventé
l’écriture, puis le livre, pour prendre en relais et amplifier certaines de
ses capacités mentales et sociales. Puis il a inventé les technologies
numériques comme un moyen de prendre en relais et amplifier tout ce
que la culture du livre imprimé laissait de côté. Ces deux cultures sont
partiellement indépendantes de leur support : une grande partie du
cinéma est tributaire de la culture du livre par l’importance qu’y prend
la narration ; tandis qu’une partie de la poésie (comme Rimbaud et
Mallarmé), de la littérature (comme Joyce) et de la philosophie (comme
Derrida) cherche à s’affranchir des repères traditionnels de la culture du
livre en développant une pensée par contiguïté spatiale.
De l’une à l’autre, les différences s’organisent autour de quatre grands
domaines : la relation aux savoirs, la relation aux apprentissages, le
fonctionnement psychique et la construction des liens et de la sociabilité.
Nous passerons rapidement sur les trois premiers domaines pour insister
plus sur les bouleversements des liens et de la sociabilité, qui sont
au cœur des transformations de l’espace public, et des rapports entre
citoyens et administrés.
Un bouleversement dans la relation aux savoirs
La culture du livre est une culture de l’unicité : chacun est seul devant
un seul livre écrit par un auteur. Cette culture est dominée par une
conception verticale du savoir : celui qui sait écrit un livre pour ceux
qui ignorent. Par le livre, ils accèdent à la connaissance du clerc ou du
savant. Elle est en cela inséparable du monothéisme.
La culture des écrans est au contraire une culture qui privilégie le mul-
tiple : chacun est devant plusieurs écrans dont les contenus ont été