où la parole peut s’affranchir de certaines règles de civilité. En situation
professionnelle, la méconnaissance des contextes de réception des
interlocuteurs peut devenir une source de tensions très vives. Les
interlocuteurs ont souvent tendance à s’adresser des messages plutôt
expéditifs qui peuvent être mal interprétés puis mal vécus. Dans de
tels contextes, l’appauvrissement du langage peut susciter beaucoup
d’équivoques. Les interlocuteurs peuvent semontrer plus agressifs dans
un mode de relations qui les soustrait au face-à-face. Ce qui nous relie
par de nouveaux moyens informationnels est aussi ce qui peut nous
délier de certains contrats moraux. Par la multiplication des médiations,
nous ne sommes plus en effet enmesure de clairement appréhender les
conséquences de nos actes de langage. Comme le soulignait dans un
tout autre contexte Emmanuel Levinas, le face-à-face a quelque chose
d’irremplaçable dans l’expérience d’autrui : le visage marque le
commencement de l’éthique. Il ne s’agit pas simplement d’un visage que
je verrais sur un écran, mais celui qui vient déstabiliser ma conscience
en la constituant comme telle : en m’adressant à l’autre, je m’expose au
risque propre à toute véritable interlocution
13
. C’est essentiellement
par là que se produit la relation éthique. Indirectement, Levinas nous
mettait en garde contre ce risque latent de la perte des visages ou
d’une proximité qui serait nécessaire à l’épanouissement d’une certaine
« conscience d’autrui ». Le philosophe danois Peter Kemp s’est inspiré
d’une telle observation en formulant ces hypothèses : «
Si nous nous
habituons (…) à tenir le monde à distance, nous risquons d’oublier que
l’éthique de la distance demande à être fondée sur une éthique de la
proximité. Si nous ne nous fréquentons que par écrans interposés, les
autres ne seront plus pour nous que des images médiatiques, et non des
êtres humains dont nous sommes responsables
»
14
.
Au-delà d’un risque de neutralisation de la conscience morale en
situation d’interactivité, on se rend compte sociologiquement que
trop d’accélération dans la communication, trop d’informations
échangées à tout moment peuvent créer une certaine désorientation.
Comme l’exprimait déjà Georg Simmel au tout début du XX
e
siècle, si la
socialisation humaine est déterminée par la capacité de parler, elle est
aussi modelée par la capacité de se taire : «
Quand toutes les représen-
tations, les sentiments, les pulsions jaillissent librement sous forme de
paroles, cela donne un mélange chaotique et non un ensemble tant soit
peu organisé
»
15
. Il conviendrait donc sans doute d’apprendre à nous
détourner des injonctions qui font de la communication un mot d’ordre
dans nos sociétés dites « de l’information », qui éveillent davantage
nos pulsions que notre raison. Tout un cadre de représentation sociale
demeure ici entièrement ouvert à l’interprétation.
Entre sphères publiques ouvertes
et espace privatisés (ou les contradictions
de l’ère numérique)
La qualité de nos interactions médiatisées se doit d’être rigoureusement
interrogée dans la mesure où il n’y a pas d’équivalence directe entre
information et sens. Donner sens à une information nécessite, comme
l’a mis en évidence le sociologue Dominique Boullier, de disposer de
cadres interprétatifs larges, «
ancrés dans des traditions
»
16
. C’est par là
qu’il devient possible de convertir des données en sens : «
Les réseaux,
de ce point de vue, ne pourront, dans un premier temps, qu’accentuer
la désorientation du sens et non la réduire
»
17
. La reconnaissance d’un
tel risque relatif à la qualité du vivre-ensemble doit donc nous inciter
à questionner le plus scrupuleusement possible la manière dont, par
exemple, les médias mettent en récit l’actualité et la façon dont les
subjectivités s’en saisissent. La question de la disponibilité de la
subjectivité est essentielle dans la mesure où l’information pour être
pertinente a besoin d’un certain travail de réception. Elle est en ce sens
étroitement relative au sujet connaissant qui s’en empare, «
à sa culture,
à ses curiosités
»
18
, mais également à son niveau de compétence. Car la
multitude desmédiations technologiques dont nous disposons peuvent
14
15
(13) Emmanuel Levinas,
Totalité et infini. Essai sur l’extériorité
, Paris, Le Livre de
Poche, 1992.
(14)PeterKemp,
L’irremplaçable. Uneéthiquede la technologie
,traduitdel’allemand
parPierreRusch,Paris,Cerf,1997,p.231.Unmêmerisqueestégalementsoulevépar
Zygmunt Bauman. Nous nous permettons ici de renvoyer à Pierre-Antoine Chardel,
Zygmunt Bauman.
Les illusions perdues de lamodernité
, Paris, CNRS Éditions, 2013,
p. 95 – 115.
(15) Georg Simmel,
Secret et sociétés secrètes
, traduit de l’allemand par Sybille
Muller. Postface de PatrickWatier, Éditions Circé, 1996, p. 111.
(16) Dominique Boullier,
L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2010
,
Paris, L’Harmattan, 1999, p. 145.
(17)
Ibid
.
(18)DanielBougnoux,
La communication contre l’information
,Paris,Hachette,1995,
p. 15.