Cahier numéro 6 - page 10-11

Enrichi et complété avec le temps, le baromètre des pratiques culturelles
des Français, créé en 1973, a fait l’objet de cinq éditions (la dernière
datant de 2008) qui permettent de repérer quelques grandes évolutions
sur plus de trois décennies marquées par la massification de l’accès à
l’enseignement supérieur et la diversification de l’offre culturelle. Parmi
ces grandes tendances, analysées par Olivier Donnat au département
des études du ministère de la Culture, on trouve :
- la montée de la « culture d’écran » (de la télévision à la multiplication
des équipements – ordinateurs,
home cinema
, terminaux connectés,
etc.), et l’importance croissante des appareils nomades dont l’usage se
situe au croisement de la consommation de biens culturels, du diver-
tissement et de la communication interpersonnelle ;
- l’érosion, et le vieillissement, de la « culture de l’imprimé », avec la
baisse lente mais sûre du nombre de forts lecteurs de livres et de
presse quotidienne, le vieillissement et la féminisation du lectorat.
Cette érosion (55 % des Français, par exemple, lisaient au moins un
quotidien par jour en 1973, contre 29 % aujourd’hui) s’est entamée
bien avant l’émergence de l’Internet ;
- une explosion de l’écoutemusicale en trois décennies : 9%des Français
écoutaient quotidiennement de lamusique (hors écoute de la radio) en
1973 ; 27 % en 1997 ; ils sont 43 % en 2008 ;
- un tassement de la croissance de l’audience de la télévision depuis
la fin des années 1990 (43 % des Français regardent la télévision
20 heures et plus par semaine), avec un recul, désormais, chez les
jeunes diplômés ;
- une fréquentation des établissements culturels globalement stable -
un quart des Français n’ont fréquenté dans l’année aucun équipement
culturel (cinéma, musée, bibliothèque, salle de spectacle, au profit
le plus souvent du « tout-TV »), et à l’opposé du spectre, 22 % des
Français en sont des adeptes réguliers.
Ce dernier point sur la fréquentation des établissements culturels
appelle une première remarque générale : la « culture d’écran » ne s’est
pas imposée au détriment de la « culture de sortie », et l’hypothèse
catastrophiste d’un repli généralisé sur le domicile est restée de l’ordre
de la fiction.
Derrière cette stabilité d’ensemble de la sortie culturelle, on constate
néanmoins :
- unvieillissementglobaldespublicsduspectaclevivant–notammentpour
la musique classique, avec une diminution chez les 15-24 ans (dont le
taux était déjà très bas en1973) et un doublement des plus de60 ans ;
- un creusement des écarts sociaux les plus flagrants : pour le rock,
le jazz, le classique et la danse, par exemple, la fréquentation des
professions libérales et des cadres supérieurs s’est accrue, alors que
celle des cadres moyens et des ouvriers a diminué.
À cela s’ajoute, enfin, l’essor des pratiques amateur et la montée d’un
phénomène complexe que l’on appelle communément « l’éclectisme ».
Voilà pour les quelques grandes tendances d’évolution des pratiques
culturelles en France depuis quarante ans, brossées ici à grands traits.
Ces enquêtes de très grande dimension, fondées sur une forte exigence
méthodologique, présentent trois avantages importants que l’on peut
qualifier de politiques :
- elles ont contribué à « dénaturaliser » la question du goût, en faisant
office de réveille-matin sociologique face aux sommeils dogmatiques
de l’innéité ; en pointant les phénomènes de reproduction sociale, et
en posant à nouveaux frais la question de la transmission. Cela peut
nous paraître relativement commun aujourd’hui ; cela ne l’était guère il
y a quelques décennies ;
- elles permettent d’appréhender de manière objective les limites de la
démocratisation culturelle, l’une des missions principales duministère
des Affaires culturelles depuis sa création, en pointant à un niveau
macroscopique la stabilité sociologique des publics - un argument qui
d’ailleurs fait régulièrement office d’irritant pour lesministres, les élus
ou encore les directeurs d’établissements publics ;
- elles permettent en théorie, aux pouvoirs publics et aux administra-
teurs de la culture, de disposer d’un système d’alarme qui peut s’avérer
utile pour l’infléchissement des politiques envisagées – par exemple
en ce qui concerne le vieillissement des publics du spectacle vivant.
Sans remettre en question ces acquis considérables, je voudrais revenir
maintenant sur trois limites propres à ces enquêtes et qui sont fréquem-
ment soulignées.
La première concerne l’approche très restrictive de la sociologie critique
qui sous-tend ces enquêtes. L’analyse des pratiques culturelles en
termes de statut social, de légitimité, de capital culturel et de straté-
gie de distinction a contribué à consolider des cadres d’enquête qui
ont tendance à produire des données très uniformes, que l’on peut
presque connaître par anticipation. Cette limite, qui fait du goût «
le
masque posé par la culture sur la domination
», est relevée par exemple
par Antoine Hennion qui, au travers d’une pragmatique du goût, veut
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