Cahier numéro 6 - page 18-19

j’ai été capable de trouver ces endroits, j’imagine que les policiers ou
les censeurs seraient capables de les trouver également. Ce genre de
situation est un bon résumé, il me semble, de ce qu’est lamondialisation
de la culture. On se demande si, au fond, c’est bien ou non. La réponse
n’est pas simple. On se dit qu’après tout, ce n’est pas un mal que des
filles puissent accéder à des vidéos comme celle-ci, dans un pays où la
vie n’est pas facile en termes de liberté de parole, de sexualité. Enmême
temps, on peut se dire que ce n’est pas si bien que ça parce que, si même
en Iran, tout le monde regarde les mêmes vidéos, joue aux mêmes jeux
vidéo et écoute les mêmes musiques, cela pose un certain nombre de
problèmes.
C’est un peu pour répondre à cette image que j’aimerais proposer
quelques hypothèses qui, paradoxalement, ne vont pas confirmer tout
à fait l’image que je viens de décrire.
La première hypothèse est que nous vivons dans un monde qui vient
de connaître un basculement extrêmement important du fait d’un
double phénomène : d’une part la mondialisation de la culture – disons
la mondialisation tout court –, d’autre part le basculement numérique.
On peut parler d’agrégation parce que bien sûr, du fait du numérique,
la mondialisation va plus vite encore, plus loin, dans tous les pays. Ce
double phénomène a la particularité de se reproduire effectivement un
peu partout dans le monde, en Iran bien sûr, mais j’ai vu la même chose
à Cuba, en Arabie saoudite, qui n’est pas le pays le plus ouvert sur tous
ces sujets… Même en Corée du Nord, où Internet est quasiment interdit,
et, dans une moindre mesure, à Cuba, où il est extrêmement difficile d’y
accéder, ce double phénomène est à l’œuvre.
On ne peut plus nier que, partout dans le monde, existe cette couche
que j’ai appelée la culture « mainstream » –
mainstream
signifie courant
dominant, culture de masse dominante. On la retrouve partout, très
américanisée parce que, quoi qu’on en pense, aujourd’hui, dans le
cinéma, un seul pays est capable de faire des blockbusters mondiaux,
les États-Unis. Il n’y a également qu’un seul pays qui fasse des jeux
vidéo. La France en produit également, avec Ubisoft et Vivendi (ce
groupe vient de revendre Activision-Blizzard qui lui appartenait), mais
ces sociétés produisent des jeux vidéo anglo-saxons ou américanisés,
quand bien même elles sont françaises. Il est évident que ce massif
courant
mainstream
traverse les cultures globalisées du monde entier.
Cependant, ces deux secteurs, dont les produits
mainstream
sont
globalisés et que tout lemonde connaît partout, ne représentent qu’une
petite partie de la culture consommée. Il ne faut donc pas se laisser
aveugler et constater que cette partie-là est bien réelle, mais réduite. Si
l’on s’intéresse par exemple à lamusique, il est évident que, deMadonna
à REM, de Radiohead à Coldplay ou Lady Gaga, une musique très anglo-
saxonne s’écoute un peu partout dans le monde. Mais en réalité, toutes
les données disponibles sur la musique prouvent que, si ces artistes-là
sont bien présents partout, l’essentiel de la musique consommée est
quandmême très «national ». EnAmérique latine, lamusique brésilienne
n’est pas lamusique argentine. Quand vous êtes au Brésil, vous écoutez
de la musique brésilienne, éventuellement de la musique américaine,
mais rarement de la musique argentine ou mexicaine alors qu’ils sont
tout proches. De la même manière, la bataille entre la K Pop et la J Pop,
c’est-à-dire entre la pop coréenne et la pop japonaise, montre bien que
cesmusiques ne sont pas lesmêmes et qu’en réalité, les Coréens aiment
la K Pop, par définition.
Un autre exemple très caractéristique évidemment est la télévision.
Tout le monde connaît CNN et, partout dans le monde, on peut plus ou
moins capter CNN, mais cela ne représente qu’une partie infime des
programmes consommés par les téléspectateurs. CNN est présente
partout, mais, massivement et pour toutes sortes de raisons, les gens
consomment d’abord leurs chaînes locales : à cause de la langue, à cause
de l’information qui concerne leur pays, parfois même leur État, leur
ville, et parce que, même lorsqu’il s’agit de divertissement, en réalité
les contenus voyagent beaucoup moins bien qu’on le dit. Prenons
l’exemple des séries télévisées. Dans le monde entier, on connaît les
séries télévisées américaines, mais ce qui fait de l’audience en Amérique
latine ce sont les
telenovelas
, et les
telenovelas
mexicaines ne sont
pas du tout les
telenovelas
brésiliennes. D’ailleurs, quand on passe d’un
pays à l’autre, il faut les retraduire. Une
telenovela
mexicaine doit être
traduite en argentin parce qu’il n’est pas possible d’utiliser le même
espagnol. Ce serait aussi ridicule pour eux que de voir chez nous une
série française en québécois. Il est même nécessaire de changer les
personnages. Par exemple, la série américaine
Desperate Housewives
a
été complètement refaite pour l’Argentine pour des raisons de mode de
vie et de classe sociale (le plombier par exemple ne peut pas vivre dans
le même type de quartier dans les deux pays). En réalité, les séries sont
complètement refaites. Certes, il existe des formats qui voyagent, mais
on les adapte.
Cela est vrai aussi dans le secteur du livre. Il existe un tas d’exemples de
livres
mainstream
globalisés, et bien sûr de livres comme le
Da Vinci Code
,
mais les lecteurs consomment malgré tout beaucoup de littérature de
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