Cahier numéro 6 - page 20-21

leur propre pays, beaucoup d’essais qui parlent de ce qui arrive chez eux,
de la politique locale, etc.
Il y a deuxexceptions à ceque jeviens dedire. La première, je l’ai évoquée,
c’est le jeu vidéo. Il existe de gros producteurs japonais et les Français
étaient récemment encore les premiers producteurs au monde de jeux
vidéo grâce à Ubisoft, qui est toujours une société française, et à
Activision-Blizzard, qui appartenait à Vivendi. Même si les producteurs
sont assez divers, peu importe qui possède les sociétés, elles produisent
toutes du jeu vidéo américanisé. C’est là un trait nouveau. Je ne sais
pas s’il est inquiétant ou non, en tout cas c’est un trait de notre époque,
contrairement à ce que croyaient les marxistes ou les néomarxistes
de l’École de Francfort, des auteurs comme Adorno ou Horkheimer ou
d’autres grands auteurs qui critiquaient les industries culturelles dans
les années 1950 et qui pensaient qu’il fallait posséder les moyens de
production pour pouvoir décider les contenus qui allaient être produits.
Aujourd’hui, on peut posséder ces industries, on n’en a pas pour autant
la main sur les contenus.
La seconde exception est le cinéma. Sony, qui est un géant japonais,
possède à la fois les studios de cinéma Sony et les labels de musique
Sony. Mais quand on regarde
Spider-Man
, qui est un filmSony-Columbia,
il est évident qu’il n’a pas beaucoup de rapport avec le Japon et que
c’est typiquement un film américain qui se passe à New York. On pour-
rait prendre pour exemple la plupart des jeux vidéo et certains films :
celui qui possède les moyens de production, malheureusement, n’a pas
forcément d’influence en termes de
soft power
, de mainmise sur les
contenus, sur ce qui sera produit.
Première conclusion, donc : la mondialisation culturelle est paradoxale-
ment beaucoup plus complexe à décrypter qu’on ne s’y attendait. Elle ne
se traduit pas par l’uniformisation puisque, dans la plupart des secteurs,
les contenus « locaux » restent en réalité très puissants. Lesmoyens de
production peuvent appartenir à des sociétés globalisées qui ne sont
pas pour autant liées par leur simple nationalité aux contenus qu’elles
vont produire.
Deuxième hypothèse, qui complète la première. Le secteur des industries
créatives culturelles est en train de vivre un basculement des produits
culturels vers les services culturels. Jusqu’à présent, les produits culturels
étaient transportés d’un pays à l’autre par avion, par bateau, on les
achetait, on les avait chez soi, on les accumulait. Les marxistes diront
que l’appropriation d’un bien qu’on veut garder chez soi est une attitude
bourgeoise (je ne sais pas s’ils ont raison) en tout cas, ce qui est vrai,
c’est que ce modèle est en train de disparaître. Il est même possible de
faire une lecture de la culture au sens très large comme étant quelque
chose en train de passer du produit au service, c’est-à-dire que les
produits culturels sont en train de disparaître et d’être remplacés par
des services culturels : que ce soit un abonnement sur Spotify pour
la musique, un abonnement cinéma via Netflix ou via votre téléviseur
connecté, et même dans le domaine du jeu vidéo où, peu à peu, les jeux
seront en ligne, par abonnement, que l’on soit seul ou en multijoueurs,
disponibles partout via un téléphone portable, un ordinateur ou une
tablette. Au fond, c’est comme si les produits culturels étaient en train
de disparaître et que les flux, les formats, les services, les applications
sur téléphone portable devenaient la nouvelle nature profonde de la
culture. Et je pense au livre, non pas parce que j’en suis heureux ni parce
que je souhaite que cela arrive, mais je ne vois pas comment le livre
pourrait ne pas vivre cette évolution-là lui aussi.
Je dirais que la presse est déjà en train de la vivre, c’est d’ailleurs
pour cette raison que les gens lisent de moins en moins de journaux.
Il est certain que dans de nombreux pays, on lit beaucoup plus de
journaux grâce à Internet parce qu’avant, c’était plus cher, plus difficile.
De ce point de vue d’ailleurs, vouloir offrir un abonnement papier aux
jeunes – comme cela a été imaginé il y a quelques années par le gouver-
nement – était une idée inadaptée parce que ce qu’il faut, évidemment,
c’est leur offrir un abonnement sur Internet. Si l’objectif est de lire un
journal, ce n’est pas en forçant les jeunes à le lire sur papier qu’on va y
arriver. Après tout, est-ce vraiment important de lire la version papier,
si ce n’est pour soutenir les employés du livre CGT des messageries de
presse, car on ne voit pas ce que cela peut apporter de plus en termes
de qualité ou de contenu?
Un troisième point très important est que les industries créatives
doivent, d’une manière ou d’une autre, maintenir leur créativité. Pour ce
faire, et c’est un autre phénomène intéressant, elles doivent se concentrer
autour de structures qui permettent d’innover et de créer. Il est connu
que les très grosses entreprises, les studios hollywoodiens, les théâtres
de Broadway, les conglomérats de maisons d’édition, les maisons de
disques internationales ne peuvent pas toujours innover parce qu’elles
sont trop lourdes, avec des structures comptables pesantes. Du coup,
elles arrivent à créer en multipliant les occasions de travail avec des
petits studios internes ou avec des start-ups et des sociétés externes.
De fait, ces industries, qui apparaissent, vues depuis la France, comme
des multinationales énormes – je pense par exemple aux studios
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