Cahier numéro 6 - page 24-25

États-Unis. De mon point de vue, ce qui est important à dire sur les pays
émergents, c’est d’abord qu’ils émergent avec leur culture, leurs médias
et leur numérique, mais aussi qu’ils sont beaucoup plus nombreux que
ce qu’on croit. On parle souvent des pays émergents autour des fameux
BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). On ajoute aujourd’hui un second I pour
l’Indonésie et un S pour l’Afrique du Sud (
South Africa
). Ça fait : BRIICS.
Mais cela ne reflète qu’une partie de ce qui est en train de se passer
vraiment, je pense notamment à la montée en puissance du Mexique,
de la Colombie, du Chili, de la Turquie, du Vietnam, et peut-être même
de l’Égypte, du Nigéria ou de l’Iran, très présents dans ces secteurs. Cela
semble anecdotique, mais en réalité, la Turquie d’aujourd’hui existe
avec ses produits culturels, et notamment ses séries télévisées, dans
toute la sphère des Balkans et dans une partie duMoyen-Orient, jusqu’à
l’Irak et l’Iran. On pourrait prendre d’autres exemples et constituer ainsi
une nouvelle géopolitique et une nouvelle cartographie des industries
créatives et des médias.
Je voudrais aussi évoquer un point qui me semble très important, celui
de la diversité culturelle, thème récurrent chez nous et qui, en fait, a une
véritable réalité au niveau de la mondialisation puisque c’est la base
de l’idéologie de cette mondialisation. On en retrouve des traces très
importantes aux États-Unis par exemple, où l’on pourrait dire que c’est
la matrice de la culture américaine.
Je terminerai en évoquant Internet, au sujet duquel les prévisions sont
évidemment très difficiles à faire, et Twitter et Facebook, dont onn’aurait
pas même parlé il y a sept ou huit ans alors qu’ils sont aujourd’hui très
centraux dans tous les dispositifs culturels. Tous ces phénomènes, y
compris l’enthousiasme et les opportunités qu’ils créent dans les pays
en voie de développement et dans les pays émergents, sont souvent
perçus en France comme des menaces par les patrons des industries
culturelles. Le patron type a souvent plus de 65 ans, il est un peu inquiet,
pessimiste, il est sur la défensive et parle de protéger dès maintenant
la culture du passé. Si vous rencontrez un patron à Mumbai, à Dubaï, à
Rio, à Riyad, il est généralement jeune, il a souvent entre 30 et 40 ans,
il est plein d’optimisme, il ouvre grand ses bras et dit qu’il va inventer la
culture de demain parce qu’il n’est pas là pour négocier la transition de
l’analogique au numérique, mais pour aller directement à l’analogique.
Qu’on le veuille ou non, ces deux images sont tout de même un peu
inquiétantes.
Cette double évolution, mondialisation culturelle et basculement numé-
rique, ce double phénomène agrégé suscite à juste titre des inquiétudes
et une anxiété auprès d’un certain nombre de leaders politiques ou
d’intellectuels antimondialisation ou méfiants envers le numérique. Il
me semble normal et légitime d’une certainemanière que l’on ait un peu
peur de ce qui est en train de se passer. Mais il est possible de relativiser
cette inquiétude du fait même que l’importance des cultures nationales
reste très forte, de même que celle des langues et d’un certain nombre
d’autres aspects dont j’ai parlé ici, et dans
Mainstream
, comme le fait de
pouvoir continuer à avoir une identité spécifique, une culture qui nous
soit propre, et que la bonne solution par rapport à une anxiété légitime
vis-à-vis de ces phénomènes est de continuer à s’ouvrir, de retrousser
ses manches pour se mettre au travail, d’imaginer une France en grand
dans ce monde-là, plutôt que de l’imaginer rétrécie, renfrognée ou
rapetissée. Il convient de voir que le basculement numérique et la mon-
dialisation de la culture ne sont certes pas des phénomènes neutres.
Ce ne sont pas des phénomènes bons ou mauvais en soi : ils dépendent
finalement de ce que vous, moi, nous, ensemble, serons capables d’en
faire.
Frédéric Martel
Journaliste et auteur
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