Cahier numéro 6 - page 32-33

De la difficulté à vivre ensemble
Dans les phénomènes, plus ou moins récents, qui creusent chaque jour
davantage le malaise social, et donc font obstacle au bien-être social,
on peut citer en premier lieu le développement de l’individualisme,
dont la conséquence est ainsi décrite par Tocqueville dans son livre
De la démocratie en Amérique
: «
L’individualisme est un sentiment
réfléchi qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses sem-
blables de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son
usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même
». Ainsi
de nombreuses petites sociétés à usage individuel existent aujourd’hui,
dans des face-à-face avec la technologie de communication, un humain,
un écran et un monde virtuel entre les deux.
Cela multiplie les revendications catégorielles, sans souci du collectif
et complique singulièrement notre capacité à vivre ensemble. La
circulation à Paris est un exemple proche de la caricature. Le partage de
la rue est devenu un
casus belli
quotidien : droits des cyclistes, des auto-
mobilistes, des piétons, des utilisateurs de planche à roulettes, des bus,
des taxis sur le même territoire. De gêneur l’autre devient facilement
l’ennemi. La véritable rencontre est de ce fait de plus en plus difficile.
La disponibilité à l’autre n’est pas facilitée par une société qui favorise,
dans lemonde du travail comme dans celui des loisirs, la communication
par écrans interposés plutôt que le dialogue direct.
Autre grand facteur de déshumanisation : une société qui propose
essentiellement pour être heureux l’accumulation de biens matériels,
d’avoir plus, de consommer davantage. La croissance n’est pas un
programme ni un objectif en soi. Elle ne peut être proposée comme un
idéal à atteindre à une société, à une génération. C’est un outil, c’est
tout. N’est-il pas alors urgent de se poser la question du sens ? Même si
je suis attaché à l’économie de marché, à la propriété individuelle, à la
liberté à condition bien sûr qu’elles s’expriment dans un cadre de justice,
d’égalité des droits et des chances, je donne raison à Marx lorsqu’il dit :
«
Cette société capitaliste poussée à l’extrême tend à chosifier les
personnes et à personnaliser les choses
».
Nouveauté à risque, l’excès d’informations de toutes sortes qui nous
bombardent mène à un « état d’infobésité ». Je m’appuierai sur une
citation de Marguerite Duras qui, voici quarante ans, lorsqu’on lui
demandait comment elle voyait le XXI
e
siècle, répondait : «
Nous serons
noyés d’information, il n’y aura plus de questions, il n’y aura plus que
des réponses
».
Nous vivons dans une société qui a considérablement développé les
moyens de communication, ce qui est un bien, mais qui les propose dans
une course folle sans hiérarchie et malheureusement très souvent au
détriment de la réflexion. Les « infos addicts » sont les boulimiques de
ce secteur, frénétiques utilisateurs d’une information « en temps réel »,
diffusée sans cesse, absorbée sans répit, ne laissant aucun espace à
l’analyse et au sens critique. Cette avalanche devient omniprésente,
sons et images sont partout dans la sphère publique comme dans la
sphère privée. Sitôt émise, l’information est déjà caduque, oubliée,
annulée par la prochaine vague. La mémoire n’y résiste pas.
Autre plaie de nos temps, l’excès de réglementations, de normes et
d’administration, qui secrètent leur propre développement et enflent
inexorablement. Paradoxalement, la révolution informatique qui aurait
dû simplifier ces secteurs n’a fait que rajouter une strate supplémen-
taire. Nous sommes non seulement noyés d’informations, mais nous
sommes obligés de vivre dans des contraintes multiples, obligés de
respecter des procédures, des normes, des réglementations qui ne
cessent de se modifier et de se multiplier. Cela réduit progressivement
et demanière inquiétante notremarge de liberté, nos énergies créatives.
Le résultat est que pour qu’un artiste se produise sur scène, il faut
de plus en plus de techniciens, de communicants, de comptables, de
juristes… Pris dans tous ces réseaux de complications et d’obligations,
nous trouvons moins de temps pour l’essentiel, pour le contenu artis-
tique et pour la force de la pensée.
Enfin, l’absurdité de l’extrême précaution, conséquence de ce réseau à
mailles toujours plus étroites, est mortifère. Sous prétexte de sécurité
elle réduit notre espace de liberté et notre désir de responsabilité. Tous
ces empêchements réducteurs, poussant à l’infantilisme et à l’immobi-
lisme, sont d’autant plus mal vécus que leur prescripteur est éloigné du
citoyen (c’est par exemple le cas des prescriptions européennes parfois
tournant à l’absurde). À l’inverse, dans le cadre de mon métier, j’ai pu
observer que dans le domaine du soutien des collectivités aux théâtres,
plus la collectivité est proche du terrain, plus la relation va être facilitée
et plus la confiance pourra s’établir, ce qui n’exclut pas bien sûr la rigueur,
l’exigence et les contrôles.
Parmi les conséquences de ces phénomènes pour les individus que nous
sommes, on remarquera le fractionnement d’un temps en miettes, de
plages de durée de plus en plus hachées, ce qui fait que nous n’avons
plus le temps de la réflexion et de laméditation, plus le temps du silence
et du questionnement.
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