Cahier numéro 6 - page 22-23

Universal, aux studios Disney –, sont en réalité des sortes de banques
multinationales qui délèguent leur travail à de nombreuses sociétés
indépendantes, des PME, des PMI. Si vous prenez l’exemple d’un
Batman
ou d’un
Superman
, vous voyez à la fin du générique au moins
une dizaine de nom de sociétés qui ont contribué à la réalisation de ces
films. C’est vrai également dans le domaine du jeu vidéo. Ces studios-là
sont généralement indépendants et passent des
deals
très complexes
qu’on appelle des
first deals
 ; parfois, ce sont des
specialized units
. Il
existe un tas de systèmes, mais, dans tous les cas, ce sont de petites
sociétés plus ou moins indépendantes qui travaillent avec les gros
studios et leur permettent de continuer à innover. Aujourd’hui, il n’y a
plus vraiment d’indépendants, il n’y a plus non plus vraiment de studios
puisque tout le monde est un peu studio et un peu indépendant. Ce qui
est intéressant malgré tout dans cette tendance, c’est qu’on la retrouve
dans le cinéma, mais aussi dans lamusique avec les labels, dans l’édition
avec les
imprints
, qui sont de petitesmaisons au sein d’un grand éditeur.
Quand vous publiez un livre chez Stock ou chez La Découverte, vous
n’êtes pas chez un indépendant, et pourtant vous êtes dans une petite
maison, à taille humaine, qui appartient à un grand groupe et qui a gardé
sa singularité. Cela existe aussi dans le jeu vidéo et les autres secteurs
connexes des industries créatives.
Tous ces exemples nous conduisent à établir un modèle fondé surtout
sur les projets, par contrat, et non plus unmodèle basé sur le salariat : on
n’est plus permanent, comme à l’âge d’or des studios, on n’est plus salarié
du même studio toute l’année, comme c’était le cas aux États-Unis
jusqu’à la décision de 1948 de la Cour suprême (décision Paramount) qui
a « cassé » la concentration des studios. Depuis, on est payé au coup par
coup (selon la règle du « Work For Hire ») pour faire un film. Le modèle
basé sur le projet a eu partout beaucoup de conséquences, y compris
chez nous, et l’on ne peut pas expliquer la situation des intermittents du
spectacle si l’on ne comprend pas ce phénomène-là. Les intermittents
ont besoin de contrats très spécifiques parce qu’ils ne travaillent pas en
général pour une seule société. Je ne dis pas qu’il ne faut pas réexaminer
le système de l’intermittence lorsqu’il y a des abus, mais qu’il faut aussi
comprendre les vraies raisons à l’origine de ce phénomène.
Jepasserai rapidement sur quelques autres points. D’abord, sur laquestion
de fond de la définition de la culture, qui est en train de changer. Quand
j’ai grandi, formé par tout ce que la France savait faire de bien, à savoir
les ciné-clubs, l’éducation populaire,
Télérama
– les catholiques et les
communistes qui se battaient dans nos villages autour de « la Culture »
- et ce qu’on pourrait appeler un certain catéchisme culturel français,
on nous disait : voilà ce qui est bien et voilà ce qui n’est pas bien. Que ce
soient les prêtres ou les communistes, chacun avait ses valeurs et sa hié-
rarchie, ses normes. Tout cela n’est plus vrai. Autrement dit, aujourd’hui,
dire par exemple que l’art, c’est bien, et que l’
entertainment
, ce n’est pas
bien, cela ne correspond plus à la réalité des pratiques culturelles des
Français. On peut le dire pour se faire plaisir, mais les études montrent
que l’on peut très bien lire Montaigne le matin et jouer à GTA IV le soir
sans être particulièrement « inculte » et qu’en réalité, on peut très
bien passer de l’un à l’autre. On sait aujourd’hui que la créativité la plus
dynamique s’exprime dans les séries télé et dans les jeux vidéo et que
ce n’est pas parce qu’on assiste à la première du festival d’Avignon qu’on
est « mieux » culturellement parlant. Aujourd’hui, il y a plus de thèses
sur
Star Wars
que sur certains spectacles d’avant-garde. L’
entertainment
peut être de l’art et s’inscrire dans le temps et dans l’espace.
Une autre conclusion de mon livre
Mainstream
est que, au fond, parallè-
lement à cette mondialisation de la culture où tout le monde n’est pas à
égalité, contrairement à ce qu’on pourrait penser, un autre phénomène
est en train d’apparaître, celui des pays émergents qui sont eux aussi
très présents avec leur culture, leurs médias et leur numérique. Je ne
suis bien sûr pas le premier à parler de mondialisation, mais je pense
qu’on avait peu étudié jusqu’à présent le fait que les pays émergents
produisaient eux aussi de la culture, allaient en produire davantage, et
qu’ils étaient des acteurs très importants dans la bataille de la culture
à travers leurs valeurs et leurs productions numériques. J’avais écrit
il y a cinq ans qu’Al-Jazeera viendrait inévitablement en France, en
particulier sur le sport, et cela s’est bien produit. Il ne s’agit pas de se
focaliser sur le Qatar, qui n’est en réalité qu’un exemple de phénomène
d’une mondialisation beaucoup plus vaste. Quand on regarde la puis-
sance de TV Globo ou de Televisa en Amérique latine, de Reliance ou de
Sahara, des groupes indiens, de Carlos Slim au Mexique et d’un certain
nombre d’autres, nous voyons des groupes parfois aussi puissants que
les studios de cinéma hollywoodien, qui, pour l’instant, ne savent pas
produire de blockbuster mondial (personne au monde ne sait faire ça,
pas même les Chinois), mais qui, dans d’autres secteurs et notamment
sur le numérique, seront en concurrence avec les Américains. Une de
mes hypothèses est que le dialogue très spécifique sur le numérique
avec les États-Unis va s’atténuer alors même que vont se créer des
dialogues beaucoup plus multiples avec d’autres pays. Dans cinq ou dix
ans, on parlera peut-être avec Baidu en Chine, avec des gens du Web
au Brésil ou en Afrique du Sud, et pas seulement avec les États-Unis.
Il y aura certainement une reterritorialisation du Web avec un affai-
blissement du dialogue quasi exclusif qui existe aujourd’hui avec les
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