Cahier numéro 6 - page 12-13

mieux prendre en compte la position des sujets mêmes des pratiques.
Au prisme de la sociologie critique de la culture, soucieuse de montrer
les logiques de cumul de capital social et culturel ou le maintien voire le
creusement des inégalités d’accès, le pratiquant, l’amateur n’apparaît
en effet le plus souvent que comme un «
idiot culturel qui se trompe
sur la nature de ce qu’il fait, au mieux le sujet passif d’un attachement
dont il ignore les véritables déterminations, révélées malgré ses
résistances par d’impassibles statistiques
. »
1
La deuxième limite concerne l’éclectisme dans les pratiques qui, de
longue date, fait figure de caillou dans la chaussure de la sociologie
critique de la culture. Pour des analyses qui privilégient la constance
des stratifications sociales et l’observation des évolutions lentes, et
qui font du goût avant tout le produit et une composante d’un habitus
de classe mobilisé consciemment ou inconsciemment dans des luttes
symboliques, les pratiques culturelles éclectiques (Olivier Donnat) ou
omnivores (Richard Peterson) sont avant tout le fait des catégories
socio-professionnelles les plus élevées, et répondraient à une nouvelle
stratégie de distinction des élites – celle du connaisseur branché, sou-
cieux demanifester demanière ostentatoire son ouverture à la diversité
(je vais à l’opéra comme je vais à un concert de hip hop ; je joue à GTA V
(Grand Theft Auto V) et je fais partie d’un ensemble baroque amateur).
Un nouveau snobisme, qui aurait au passage déclassé un snobisme
plus ancien, celui de l’univore (je n’aime que l’opéra du XVIII
e
siècle) ; un
nouveau mode de distinction qui de toute façon ne concernerait que
moins de 2 % de la population française. Cette volonté de circonscrire
le phénomène permet de mieux en souligner le caractère périphérique,
tout en dénonçant le cas échéant sa mise en valeur indue, dont on aura
tôt dit qu’elle vient servir, par exemple, une marchandisation mondiali-
sée de la culture, dont les maîtres mots seraient le cosmopolitisme et la
diversité culturelle
2
.
En France, cette approche se trouve quelque peu écornée par une sen-
sibilité croissante des chercheurs, soucieux de se positionner dans un
héritage laissépar PierreBourdieu, auxdissonances de comportement. Je
pense notamment aux travaux de Bernard Lahire qui, depuis
La société
des individus
, insiste sur la coexistence de dispositions multiples au
sein d’un même sujet, sur les dynamiques du goût faites d’incohé-
rences et d’une pluralité de dispositions qui sont, selon lui, le fait d’une
majorité d’individus. Autrement dit : et si l’éclectisme était majoritaire ?
Qu’en est-il de cette catégorie que l’on voulait résiduelle (le résidu
incompressible des pratiques qui n’entreraient pas dans les tiroirs d’une
cartographie des inégalités et de la reproduction sociale) si elle apparaît
comme relevant d’une disposition générale ? Elle s’effrondre dès lors,
ou tout du moins elle devrait être retravaillée en profondeur, dans une
analyse des formes de distinction sociale et de construction du goût qui
renoncerait à sa volonté plus oumoins explicite de faire se correspondre
espace social et espace culturel en y traquant à tout prix la reproduction.
En quittant les terres des théories de la légitimité, les plafonds de verre
seraient peut-être bien mieux objectivés.
Dernière limite que je voudrais relever, là aussi à grands traits et en lien
avec les quelques remarques précédentes sur l’éclectisme, du capital de
connaissance dont on dispose aujourd’hui sur nos pratiques culturelles :
la prise en compte encore très partielle, et largement insuffisante, de
l’impact du numérique sur ces pratiques.
En 2008, l’étude des pratiques culturelles des Français est intitulée « À
l’ère numérique ». Elle veut prendre en compte les éléments de contexte
social et technologique, notamment la révolution en une décennie
de l’équipement informatique et la généralisation des téléphones
portables, dont on nous rappelle que l’accès aux contenus culturels est
l’une des principales motivations d’achat. L’étude bute néanmoins sur
ses limites méthodologiques intrinsèques : celles du questionnaire dé-
claratif (combien d’heures passez-vous à lire/écouter/voir sur Internet ?
Ou, plus récemment dans l’enquête homologue en Espagne, pratiquez-
vous plus le téléchargement de
podcasts
que le
streaming
 ?), forme
d’enquête qui, si elle permet des analyses longitudinales depuis 1973,
ne permet guère d’instruire la question de l’influence des supports sur
les nouvelles modalités de construction du goût ou encore sur les nou-
velles formes de la prescription. Pendant ce temps, les outils du
data-
mining
se développent rapidement et leurs coûts baissent, au profit
d’une connaissance de plus en plus fine, au niveau des singularités, des
modalités de construction du goût : ces outils, pour l’heure, sont avant
tout mobilisés par des activités de conseil dont les principaux clients
sont les grands distributeurs en ligne. Il existe clairement une marge
très importante pour consolider la recherche publique dans ce domaine,
qui permettrait éventuellement d’instruire à nouveaux frais certaines
politiques publiques de la culture et de la communication, voire d’en
infléchir certaines priorités.
10
11
(1) Antoine Hennion in
Le(s) public(s) de la culture. Politiques publiques et
équipements culturels
, sous la direction d’Olivier Donnat et Paul Tolila, Paris :
Presses de Sciences Po, 2003, pp. 287-288.
(2)Voirparexemple l’analysedeGuyBellavance,MyrtilleValexetLauredeVerdalle,
« Distinction, omnivorisme et dissonance : la sociologie du goût entre démarches
quantitative et qualitative», INRS, Montréal (Québec), Canada, in
Sociologie de l’Art
(2006, 2-3).
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