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En ce sens « être amoureux », une fois évacuée toute connotation
doucereuse à usage de la « bibliothèque rose » ou des romans de la
collection Harlequin, constitue une sorte de synthèse disséminatrice,
éparpillant ici et là une énergie constituant, secrètement, le liant sociétal.
Ce qui est la centralité souterraine d’une socialité où l’excès, le ludique,
l’onirique, l’imaginaire ne manquent pas de jouer un rôle d’importance,
ne serait-ce qu’en favorisant l’acceptation, paradoxalement lucide et
inconsciente, de la condition humaine.
Il y a, en effet, de l’illimité dans l’affect. D’où son aspect irradiant qui
fut, en abondance, célébré par les penseurs, les poètes, sans oublier les
amoureux. Il ne peut, par essence, qu’être multiplié, démultiplié. Il est
le projectile d’un combat de l’esprit. C’est en cela qu’il métamorphose
tout un chacun et toutes choses. C’est aussi en cela qu’il a un pouvoir
enivrant qui, on le sait, est contagieux. Que signifie donc la force de
contagion de l’affect ? Tout ce qui a été divisé aspire, profondément, à
la réunion. C’est l’ordre de l’amour !
La distinction fut l’aboutissement suprême de la modernité. La fusion
semble être le vecteur de la postmodernité.
C’est bien cela qui fait de la passion partagée le sentiment intérieur
de la « Res Publica », de cette « chose publique » commune à tous, ne
pouvant pas être saisie simplement par la petite raison si celle-ci n’est
pas enrichie de toutes les potentialités du sensible. Pour la sagesse
grecque, « Éros » est un mixte de plaisir et de sagesse. C’est cette
« duité » qui est le cœur battant de l’idéal communautaire. À l’opposé
de toute unilatéralité, elle incite à tenir les deux bouts de la chaîne :
la pensée et le désir. C’est bien une telle concaténation qui est le fil
rouge de la sagesse populaire. C’est cela même que l’on retrouve dans
les réseaux sociaux propres à Internet.
Faire un«éloge de la raison sensible»ou, ce qui revient aumême, savoir
ajointer la droite raison et le sens commun, voilà ce qui peut permettre
de dépasser l’erreur-mère de lamodernité : celle de la séparation. Erreur
que l’on paye, de nos jours, au prix fort. Car si la « raison analytique »
(celle justement qui sépare) permit les avancées scientifiques que l’on
sait, si cela engendra le développement technologique qui adoucit la vie
sociale, le bien-être qui en résulta se fit au détriment d’un mieux-être.
Les saccages écologiques, l’abaissement du sens collectif, l’abêtisse-
ment des esprits en sont les illustrations les plus évidentes.