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- le
dire-vrai
(condition de vérité) : «
Pour qu’il y ait
parrêsia
et une
bonne
parrêsia
, … Il faut de plus que cet ascendant et cette prise de
parole soient exercés en référence à un certain dire-vrai. Il faut que le
logos qui va exercer son pouvoir et son ascendant, le logos qui va être
tenu par ceux qui exercent leur ascendant sur la cité soit un discours
de vérité
» ;
- le
courage de la contradiction
(condition morale) : « Puisque cet exer-
cice libre du droit de parole où l’on essaie de persuader par un discours
de vérité se passe précisément dans une démocratie, eh bien ce sera
donc dans la forme de la joute, de la rivalité, de l’affrontement, avec par
conséquent nécessité, de la part de ceux qui veulent tenir un langage
de vérité, de manifester leur courage ».
La
parrêsia
à l’ère numérique
Rapportées à notre époque, ces quatre conditions ne sont pas des règles
qu’il suffirait de bien vouloir appliquer. Elles correspondent tout autant
à des volontés politiques, a des apprentissages, qu’à des agencements
fragiles à rechercher sans cesse et à combiner entre eux à travers des
dispositifs adaptés.
L’égalité de parole avec l’
Open Data
Si l’égalité de tous devant la loi s’apparente dans un régime démocra-
tique à un droit sans condition, l’égalité de parole pour autant ne signifie
en rien que toutes les paroles se valent, mais, qu’à certains moments de
débat public, il importe de tendre vers cette égalité (provisoire) entre
tous les participants dans la possibilité d’apporter leur contribution au
débat.
Jusqu’à présent, la puissance publique pouvait étayer ses décisions sur
la base d’un extraordinaire pouvoir qui n’a cessé de croître ces dernières
années de collecte de données. Aujourd’hui c’est sans doute à l’idéal
démocratique d’égalité que l’on doit une nouvelle exigence, encore nais-
sante, de mise à disposition de ces données au citoyen. Voilà sûrement
de quoi alimenter la possibilité d’une égalité de parole qui s’appuierait
sur une égalité d’expertise grâce à la libre exploitation des données
publiques. Cependant, on l’a vu, le chantier de l’
Open Data
est énorme
si l’on veut non seulement ouvrir les données à tous, mais les rendre
exploitables par une exigence de présentation, de classement, de péda-
gogie, faute de quoi la parole restera aux experts.
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contient la possibilité, voire l’obligation, du
débat public
: qu’il soit
possible pour tous en égalité de parole d’avoir une influence sur la
décision politique ou plus encore de
participer
de cette décision en
conscience d’un partage de la responsabilité. La question n’est pas
seulement qu’un régime démocratique favorise la liberté d’expression,
mais qu’il induise l’engagement responsable de tous, dans la construc-
tion du bien commun. Toutefois les critiques depuis Platon (encore
très actuelles) n’ont pas manqué pour dénoncer les risques de cet
appel à la participation de tous, « démagogique » et dangereux pour
l’ordre social :
la cacophonie, le règne des passions intestines, la lutte
fratricide pour le pouvoir, le règne du bon plaisir et de l’individualisme,
le règne du désir dans une cité bouillonnante d’humeurs qui excite
les ambitions, les rivalités et l’injustice, la séparation des hommes
par l’affirmation de l’individu sujet, l’oubli de l’intérêt général et du
bien commun devant l’inflation individualiste, la victoire de l’intérêt
du plus fort
.
Si le régime démocratique de représentation signifie aussi que chaque
voix compte, non seulement pour élire ses gouvernants, mais pour
constituer sans cesse des contre-pouvoirs et un contrôle permanent sur
leurs agissements, dans quelle mesure ce possible « tout dire » numé-
rique, par ses possibilités de propagation et par l’infinie multiplicité de
ses canaux, peut-il contribuer à son actualisation ?
Si nous interrogeons à nouveau l’idéal de démocratie grecque, on y
trouve peut-être l’antidote à ces excès, tant pour les gouvernants que
pour les gouvernés : la
parrêsia
(
π
αρρησία
), un « art de tout dire », véri-
table mode d’existence, dont parle abondamment Michel Foucault dans
ses cours au Collège de France. Ce que décrit Michel Foucault à propos
de la
parrêsia
grecque
18
, c’est cette possibilité de « tout dire » à travers
quatre conditions, qu’il s’agit de combiner :
- l’
égalité de parole
(condition formelle) : «
la démocratie entendue
comme égalité accordée à tous les citoyens et liberté par conséquent
donnée à chacun d’eux, de parler, d’opiner, de participer ainsi aux
décisions
» ;
- le
jeu de l’ascendant
(condition de fait) : «
le problème de ceux qui pre-
nant la parole, devant les autres, au-dessus des autres, se font écouter,
les persuadent, les dirigent et exercent sur eux le commandement
» ;
(18) Michel Foucault,
Le gouvernement de soi et des autres
, p. 157-158 – Cours au
collège de France. 1982-1983, Gallimard Seuil, 2008.