Cahier numéro 4 - page 24-25

vers la chambre de son fils pour lui passer le savon souhai-
table. Mais au moment de mettre la main sur la poignée de
la porte, il se souvient des raisons pour lesquelles il a dû
rentrer tôt du bureau : il a un problème informatique… et
qui sait dépanner un ordinateur dans son environnement
immédiat… ? Il va falloir négocier entre sévérité et demande
d’assistance…
Dans les familles où les parents sont conscients de cette ambiguïté,
disposent du vocabulaire pour la traiter et ont connaissance des alter-
natives à l’autorité affirmée, cela se passera bien. Mais si l’un des
trois paramètres est absent, il est à craindre que de nombreux enfants
tombent dans ce trou d’autorité, avec les désagréments que chacun
connaît et qui minent aujourd’hui la paix sociale dans nos quartiers.
Entre précarité et sécurité, le rapport à l’autorité est remis en jeu.
Évidemment les parents venus récemment des contextes très précaires,
les migrants, sont, à leur arrivée, porteurs de cette autorité affirmée.
Il est facile, lors d’une visite dans un village algérien ou burkinabe,
de se faire présenter le bâton avec lequel les parents, et notamment
le père, corrigent leurs enfants fautifs : le manque de respect envers
les personnes âgées est une faute systématiquement sanctionnée.
C’était d’ailleurs le cas dans les campagnes françaises des années
soixante…
Je rentre un peu penaud de l’école. La journée ne s’est pas
très bien passée dans cette classe de CP où en général tout
va bien aux dires de mes parents : le maître, bien qu’assez
fortement alcoolisé, tient bien ses 49 élèves. Deux de plus
que l’an dernier… et alors, quand il y en a pour 47, il y en
a pour 49, dit-on dans cette petite ville de la vallée de la
Drôme, vers la fin des années cinquante. Mais aujourd’hui…
« À voir les cinq doigts de l’instituteur sur ta joue gauche
et les cinq doigts de l’instituteur sur ta joue droite, tu as dû
être insolent, et il t’a flanqué une bonne paire de claques, il
a eu bien raison, d’ailleurs, poursuit mamaman, en voilà une
deuxième ! »Un ferme soufflet aller-retour et je suis envoyé
dans ma chambre et privé de repas jusqu’au lendemain :
non-événement.
Aujourd’hui la question se pose chaque jour pour les parents migrants.
- Monsieur Traore, vous pratiquez une autorité affirmée dans
votre famille. Jusqu’à quand pourrez-vous vous y tenir ?
- Jusqu’au jour où notre enfant rentrera de l’école en bran-
dissant un papier vert : « Papa, le maître a dit que la
prochaine fois que tu me touches je dois appeler le numéro
de téléphone 119, enfants battus ». Et maintenant, vous
allez encore nous accuser de démission parentale !
Le rapport au temps
C’est un effet dumême ordre qui affecte aujourd’hui le rapport au temps.
En effet, dans le cas de la précarité ressentie, la logique implicite, – « Tu
feras comme ton père. » –, semble induire une inscription de l’individu et
du groupe dans un temps cyclique… « Le chemin du père ou du grand-
père » disent des villageois en Algérie ou au Maroc. Dans ce cadre l’idée
vient facilement que demain sera comme hier. Cela se vérifie dans de
très nombreuses langues :
kul
en hindi,
lobi
en lingala,
akiri
en fang…
signifient aussi bien « demain » qu’« hier ». Mais les conjugaisons…,
ou leur absence comme en chinois, nous renseignent également. Dans
la langue munukutuba parlée à Pointe-Noire au Congo, le futur se dis-
tingue du présent par une inflexion tonique qui littéralement signifie
« comme d’habitude ». Dans ce cadre-là, le futur ne se distinguant pas
clairement du passé autrement que par le contexte, on comprendra la
difficulté qu’ont les hommes à se projeter dans le passé. D’ailleurs cha-
cun d’entre nous, confronté à un très grand niveau d’incertitude, cesse
de se projeter dans l’avenir ! Ce ne sont pas « les Africains qui n’ont pas
la notion du temps » comme le veut la vulgate quotidienne, ce sont les
personnes et les groupes sociaux en précarité qui n’ont pas la maîtrise
du temps, indépendamment de leur nationalité, de leur religion ou de
leur couleur de peau.
Ce temps précaire peut être qualifié de « cyclique et non maîtrisable ».
Non maîtrisé – « Le soleil se lève-t-il à l’ouest ? disent les Chinois » – le
temps ne peut faire l’objet d’une appropriation : alors la ponctualité n’est
plus au rendez-vous.
Par contre, dans un contexte de sécurité, de contrôle des incertitudes,
l’implicite culturel partagé – « Tu feras mieux que ton père. » – conduit à
l’idée que demain sera mieux qu’hier. Le temps devient alors linéaire
et maîtrisable. Sur cette certitude les groupes sociaux forgent des
concepts qui font hurler la moitié de la planète : le gain de temps et la
perte de temps. Puis, sur cette lancée, échafaudent tout un mode de
pensée : planning, prévision, programmation, agenda, gestion du temps,
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