etc. Ce rapport au temps, devenu « normal » aux yeux de ceux qui le
vivent, permet un contrôle des incertitudes fort par l’installation de la
prévision dans le mode de pensée : les trains partent à l’heure et les
personnes sont à l’heure aux rendez-vous.
Ce n’est ni bien, ni mal, cela le devient le jour où les hommes en
déduisent qu’il s’agit là d’une pensée normale, celle de tout un chacun,
au point que celui qui ne s’inscrirait pas dans cette construction serait
rapidement disqualifié, jugé inemployable ou « loin de l’emploi ». Trop
peu d’entre nous comprennent que le rapport au temps est un rapport
lui aussi contextualisé. Ceux des lecteurs qui auraient connu une longue
période de chômage savent eux, par contre, combien après dix-huit ou
vingt-quatre mois de chômage, il est quasiment impossible d’être à
l’heure à un rendez-vous. Ils ne sont pas devenus Africains pour autant.
Des objectifs sociétaux : quantifiables ou non
quantifiables ?
Précarité et survie
Un fort sentiment de précarité génère un objectif dramatiquement
simple : la survie. Il convient de s’interroger sur les caractéristiques
particulières de cet objectif : il n’est pas quantifiable, l’individu est
vivant ou mort. À partir de cette notion les groupes sociaux accordent
plus d’importance aux paramètres non quantifiables qu’aux paramètres
quantifiables : « Ce qui se compte n’a pas de valeur » peut-on entendre
au Congo… Il y a là une explication plausible à un phénomène courant :
des familles, des individus ou des groupes sociaux en grande précarité
semblent parfois un peu « négligents » en matière de gestion de leurs
propres ressources. Les exemples abondent de familles en difficulté qui
dépensent leurs maigres ressources en achats paraissant parfois bien
superflus. Et que dire des États dans le même contexte ? Il est en fait
possible de reconstituer le raisonnement…
Le soleil se lève sur l’horizon brumeux… « Enfin » se dit
Jacques. Il attend avec angoisse ce moment depuis qu’il
a pris pied sur ce canot de survie qui s’était gonflé tout
seul au moment du naufrage. Naufragé, voilà ce qu’il est
aujourd’hui. La traversée avait bien commencé, depuis trois
jours ils avaient perdu de vue les côtes, et filaient à bonne
allure vers l’ouest. Hier soir il s’était couché dans sa cabine,
insouciant et heureux d’être là. Au milieu de la nuit, il n’a
même pas pu regarder l’heure, il y a eu un grand bruit, une
explosion, des cris, le feu… Il n’a eu que le temps de plonger
pour quitter le plus vite possible ce cargo chargé de muni-
tions… En fait, il est le seul survivant sur ce canot de survie.
D’ailleurs maintenant qu’il fait jour il commence à reprendre
ses esprits. Il se retourne sous le toit qui lui procurera de
l’ombre dans la journée, et cherche ce qui doit lui permettre
de survivre : de l’eau, des rations de survie. Mais, hélas, dans
l’emplacement manifestement prévu à cet effet, il ne trouve
rien qui permette de justifier ce titre « canot de survie ».
Ni eau, ni rations, pas même un petit biscuit pour chien,
rien… ou plutôt si : une modeste mallette dont le contenu
peut surprendre, des billets de cinq cents euros. Quelques
milliers de billets de cinq cents euros… Trois jours, cinq jours
passent…Les souffrances de la soif sont intolérables, pires
que celles de la faim. Huit jours passent, la mort serait
déjà là sans la présence du toit au-dessus de sa tête. Il
commence à délirer…mais non, ce n’est pas une illusion, il y a
bien un bateau à l’horizon, il faut lui faire signe. Le soleil, les
lunettes, un effet loupe et les poignées de billets prennent
feu… « Ça y est, ils m’ont vu… » Flamber les billets pour être
vu…
Le sapeur congolais, l’adolescent, le frimeur de toutes les contrées…
flambent les billets pour être vus.
Parmi les nombreuses conséquences du caractère non quantifiable de
l’objectif de survie, il faut noter que cela se traduit par un regard un peu
binaire sur le monde : tout ou rien. Et c’est parfois comme cela qu’il est
possible de comprendre les réactions de certains groupes sociaux en dif-
ficulté. Tant qu’ils n’ont pas tout, ils considèrent qu’ils n’ont rien. Devant
la diversité des offres de services sociaux qui leur sont proposés, ils vont
soigneusement repérer « tout », et essayer de « tout avoir », de peur
de ne « rien avoir ». Le citoyen, le politique, peu au fait de ces notions
d’anthropologie sociale, aura vite fait de crier à l’assistanat, de dénoncer
cette sur-utilisation de services très coûteux pour la collectivité.
L’instrumentalisation politicienne suit de très près.
Il est aussi possible de comprendre ces accusations apparemment sans
fondements exprimées par des bénéficiaires de services sociaux à
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