Cahier numéro 4 - page 42-43

L’identité fonctionnelle a d’autres conséquences, redoutables. Puisqu’il
faut faire pour être, celui qui ne fait plus n’est plus. Nous avons tous
vécu dans nos familles des cas douloureux : un proche perd son emploi,
il faut vendre la maison, le conjoint réclame le divorce, et la trajectoire
conduit chez le psychologue ou dans la rue. Notre société en a tiré un
enseignement de valeur générale : il est normal d’être malheureux
quand on perd son emploi. Nous regardons le monde à travers cette
idée, et nous y voyons d’autres exemples. Ainsi telle ou telle famille
venue d’ailleurs, qui s’est installée dans un petit pavillon au bout de la
rue, compte de nombreux enfants. Leménage est peut-être polygame…
Il s’avère un jour que le chef de famille a perdu son emploi, néanmoins
il continue à sourire et à échanger sans amertume avec ses voisins.
Un jour il les convie à une grande fête… pour fêter la venue d’un nouvel
enfant ! Certains vont alors s’offusquer : « Non seulement il a de
nombreux enfants, non seulement il n’a pas de boulot, mais en plus il
n’est même pas malheureux ! C’est la preuve que ces gens-là n’aiment
pas travailler ! » Les démagogues, populistes et obscurantistes de tous
poils se déchaînent.
En fait là est la preuve que les groupes de précarité ont compris depuis
très longtemps qu’il ne fallait surtout pas faire porter la réponse exis-
tentielle par la seule fonction. Car dans ce cas, la perte de la fonction
provoque la perte d’identité et les drames qui s’ensuivent. Or quand la
précarité augmente, les fonctions se raréfient, et les risques d’exclusion
sociale augmentent. Ils ont compris depuis très longtemps qu’il était
préférable de faire porter la réponse existentielle au seul paramètre
universel : nous sommes tous l’enfant de quelqu’un. Dans cette configu-
ration il y aura beaucoup moins d’exclusion sociale.
Nous avons, dans toute l’Europe occidentale, gardé des TrenteGlorieuses
cette idée un peu folle : nous n’existons qu’à travers la fonction. En
période de chômage, c’est une philosophie dangereuse pour la paix
sociale.
Question : Dans l’exemple que vous venez de donner, quel
est l’objectif de la personne ?
Réponse : Elle est à la recherche d’un emploi, comme tout
le monde. Mais, en attendant, l’absence d’emploi n’a pas
de répercussion sur son identité sociale, elle n’est pas
dépréciée par sa famille et ses proches, elle continue une
existence sociale pleine. D’ailleurs il est évident aujourd’hui
en France que la jeune génération, la fameuse génération Y,
est en train, sous la pression du contexte, de retrouver cette
valeur-là. Et mes propres enfants me disent : « Papa, il n’y a
pas que le boulot dans la vie ». Cela signifie clairement qu’ils
envisagent leur propre socialisation à travers d’autres sup-
ports que la fonction. Certains diraient « ils s’africanisent »,
je dirais plutôt qu’ils s’adaptent à un contexte précaire. Nous
sommes en train de retrouver cette réalité : l’identité ne
peut reposer que sur la fonction, car il n’y a plus de fonction
pour tout lemonde. Dans les sociétés de précarité, en distin-
guant le travail et la fonction, on laisse un espace de négo-
ciation beaucoup plus grand pour lutter contre l’exclusion
sociale. Mais dans nos pays, les discours incantatoires des
politiques et des économistes sur le retour de la croissance
pour créer desemplois ressemblent deplusenplusàunesorte
de mantra. « La croissance doit revenir pour que tout aille
mieux». C’estfinalement uneposture religieuse : le retour de...
Aujourd’hui dans nos sociétés beaucoup de gens n’ont
plus véritablement de racines alors que dans les sociétés
précaires, le lien avec le lieu, la famille est plus grand. Mais
les deux idées, les racines et le métier ne sont pas incompa-
tibles, on peut « être et faire ». D’autre part on peut rêver de
vivre d’amour et d’eau fraîche mais il faut bien qu’il y en ait
qui prennent cela en charge. Le relationnel peut être aussi
permis par le fonctionnel. Les uns ont besoin des autres.
C’est certain, c’est pour cela que je vous propose cette vision
du monde où les principes relationnels et fonctionnels sont
à somme constante. Chacun d’entre nous fait un compromis
entre ces deux principes et essaye d’équilibrer sa vie : quelle
place pour le métier, quelle place pour le travail ? Et trop
nombreux sont ceux qui avouent parfois « J’ai dû sacrifier
ma famille à mon travail. » Les jeunes générations ne le
veulent plus.
L’idée que les uns ont besoin des autres est parfois une
idée dangereuse : elle pourrait vouloir dire que les gens en
précarité ont besoin des gens en sécurité, et inversement…
Jusqu’au début du XX
e
siècle cela était si clairement ins-
tallé dans les esprits, qu’il a fallu que quelques philosophes
mettent le doigt là-dessus : il faut qu’il y ait beaucoup de
pauvres pour qu’il y ait quelques riches…
Mais n’oublions pas en plus que nous changeons, parfois
très rapidement. Nous pouvons passer en quelques heures
d’un contexte de sécurité à un contexte de précarité.
Ainsi il y a quelquesminutes j’arrive dans cemagnifique lieu
et Carine me présente :
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