Cahier numéro 4 - page 40-41

du nombre de femmes. Si un groupe qui compte dix mille femmes n’en
compte plus que neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit, nous avons
une diminution du nombre. Si par contre ce nombre passe d’un coup à
cinq mille, nous avons une division, beaucoup plus grave, car la capacité
du groupe à se reproduire va s’en trouver véritablement affectée : sa
survie est en jeu. C’est pourquoi tous les groupes sociaux en précarité
luttent contre la division interne, la scission, perçue comme la catas-
trophe absolue. Ils vont alors imposer à leurs membres l’obligation de
lutter contre l’émergence de tensions internes susceptibles de générer
une scission. Le principe est alors relationnel : la relation sociale devient
une obligation, et chacun existe au prorata du nombre et de l’intensité
de ses relations sociales. Plus j’ai de relations, plus j’existe, moins j’ai
de relations moins j’existe. Cette logique est poussée jusqu’au bout
puisque ces groupes en ont fait une réponse à la question existentielle :
« Qui es-tu ? » La réponse est imposée par le groupe sur un mode rela-
tionnel : « Je suis le fils de… »Les déclinaisons sont nombreuses – fils
de mon père, ou de ma mère, du village X, du lignage Y, du clan Effak,
de la tribu…  – mais le principe est toujours le même : j’existe car je suis
capable de donner le nom du groupe auquel j’appartiens par la nais-
sance. Je tombe dans la catégorie « to be », être pris en considération.
Cela ne pose pas de problème en soi, mais ailleurs, dans les contextes de
sécurité, nous avons inventéun tout autre principe : il s’agit de poursuivre
laquêtedupouvoird’achat,etpourcelalafonctionvientremplacerlarelation. À
la question«Qui es-tu ? », la réponse implicitement exigéedoit présenter
la fonction : je suis cadre de la fonction publique, consultant, professeur,
employé… Si un de nos interlocuteurs, à la question « Qui es-tu ? »
répond spontanément par sa fonction, vous savez qu’il appartient à un
contexte de sécurité, au moins à ce moment-là. Ce qui nous fait exister,
est le fait de faire quelque chose. Cela pousse chacun à faire en perma-
nence. Il s’ensuit une sorte d’activisme débridé, où chacun se sent obligé
de faire, et ne supporte ni de ne rien faire ni que quelqu’un d’autre ne
fasse rien. Certains d’entre nous se sentent mal le dimanche soir, car ils
n’ont « rien fait » ce jour-là… D’ailleurs on « fait » en permanence :
- Qu’avez-vous fait cet été ?
- J’ai fait le Pérou…
- Ah, c’est vous ?
L’effet redoutable est que celui qui perd sa fonction perd son être, son
identité. Nous voyons alors pourquoi nos sociétés supportent si mal le
chômage : derrière la perte d’emploi se profile la perte d’identité (c’est
aussi pour cela que les sociétés de précarité supportent relativement
mieux des taux de chômage qui dépassent souvent les 50 %). L’un
des aspects qui ravagent notre pays est la certitude que ce schéma de
fonctionnalité est un schéma universel. D’ailleurs la plus grande erreur
que l’on puisse faire est de croire que ses propres valeurs ont quelque
chose d’universel. Dans le meilleur des cas, nos valeurs sont adaptées
à notre contexte.
Imaginons un cas simple. Une personne vivant dans un contexte de
sécurité vient à dialoguer, pour quelque raison que ce soit avec une
personne vivant un contexte plus précaire. Celle-ci aura tendance à
poser d’abord une question, même implicite :
- Qui êtes-vous ?
- Gérard Dugenou, chef de service…
- D’accord, mais à part ça, qui êtes-vous ?
- Comme je le disais, Gérard Dugenou, chef de service chargé
du suivi des bénéficiaires du RSA…
- D’accord, mais à part ça…vous êtes qui ?
Et là, le professionnel peut avoir tendance à s’interroger sur
la capacité de compréhension de son interlocuteur… et celui-ci
finit par désespérer : « Ce technicien ne comprend rien : je
lui demande qui il est, il me répond ce qu’il fait. C’est bizarre,
ce type confond l’ “ être “ et le “ faire “ ».
La grande faiblesse des schémas de sécurité est la confusion entre l’être
et le faire.
Comment régler cette difficulté ? En écoutant bien nos interlocuteurs
de terrain qui nous tendent une perche : « Vous êtes marié, vous avez
des enfants ? »
Si le professionnel a été formé de façon « classique », il va s’offusquer
de cette demande qui s’adresse à l’intime. Or il lui a été asséné, de façon
récurrente, qu’au nom de « la distance professionnelle » il convient de
ne jamais entrer dans les détails de sa vie privée, de sa vie personnelle.
Il peut donc éluder la question, et parfois même remettre son interlo-
cuteur à sa place un peu vivement… La porte du dialogue, que l’usager
en précarité tentait d’ouvrir, va être refermée. En refusant de répondre
à cette question, le professionnel refuse d’exister aux yeux de son
interlocuteur, il refuse d’« être », se contente de « faire ». Il se déguise
en distributeur automatique de fonction… Il n’est pas surprenant
qu’ensuite il se plaigne d’être considéré comme un distributeur auto-
matique : à la fois sur-utilisé, sur-sollicité et sous-considéré. Dans de
très nombreuses collectivités locales, les agents chargés notamment
des questions sociales sont aujourd’hui victimes de ce syndrome, et
réclament à cor et à cri d’être reconnus.
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