Le numérique face aux enjeux de souveraineté
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- Publication : 13 juin 2023
À l’heure de l’économie numérique et de la “plateformisation” des services, le laboratoire d’innovation publique du Département recevait quatre invités, le 9 juin à Boulogne, pour réfléchir sur les enjeux éthiques, écologiques et de souveraineté liés à la digitalisation des services
Comment gérer la dématérialisation des services publics, la géolocalisation ou la cybersécurité ? Quels sont les enjeux financiers de l’open data ? Les défis écologiques face à l’énergie consommée par le numérique ? Les impacts de ces technologies sur l’organisation de l’administration publique ? Initié par Jérôme Dian, directeur général des services du Département qui a ouvert cette matinée de prospective, cet Entretien Albert-Kahn aborde en premier lieu la puissance des GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon), ces multinationales du numérique présentes partout dans l’économie mondiale et championnes de l’optimisation fiscale. « Deux problématiques se posent : la mise en danger du contrôle de notre souveraineté, d’une part, et la difficulté à sensibiliser les décideurs et l’opinion publique, d’autre part, annonce en introduction Jérôme Dian. Internet est vu comme un espace de liberté, toute régulation est perçue comme une atteinte aux libertés individuelles. Or, il est important de connaître la nature des risques liés à internet : la rupture du collectif en télétravail, les atteintes au droit du travail avec “l’uberisation” de l’économie, le harcèlement sur les réseaux sociaux… Les outils numériques demandent un apprentissage, notamment au collège, et nous n’en faisons pas assez. Il ne faut pas nier le progrès, il faut anticiper. »
Pouvoir des GAFA
Première invitée, Joëlle Toledano, docteure en mathématiques et en économie, professeure émérite, est spécialiste de l’économie et de la régulation du numérique. En quelques formules - « Winners take all » et « Software is eating the world » -, elle a expliqué comment et pourquoi les Gafa ont pu prendre le pouvoir : « Il y a eu à la fois une fascination pour tous ces services gratuits et la création d’un écosystème avec des algorithmes conçus pour que les consommateurs aient du mal à s’extraire. Mais Google et Amazon sont avant tout des gigantesques agences de publicité. » Avec une prise de conscience en 2018/2019, elle aborde ensuite les tentatives pour reprendre le pouvoir* : RGPD, fiscalité, etc. Elle conclut en posant cette question : « La régulation européenne, c’est maintenant ? ». À partir de 2023-24, deux règlements sont votés par la Commission européenne, dont le Digital Market Act. Mais selon elle, le chemin est encore long avant que les consommateurs et les entreprises soient véritablement protégés.
Francis Jutand, ex-directeur général adjoint de l’Institut Mines Telecom et enseignant-chercheur, a ensuite abordé la transformation des organisations avec un développement du numérique à gérer en même temps que la crise écologique. Après les plateformes, le cloud, les smartphones, sont arrivés l’ère de l’intelligence numérique avec des entités autonomes (drones, voitures…), la réalité virtuelle, le métavers, l’automatisation des services (blockchain), les jeux… : des technologies très gourmandes en énergie dans un contexte où le réchauffement climatique appelle la sobriété et la réduction des gaz à effet de serre (GES). Selon lui, l’impact devra se traduire par des mutations cognitive et coopérative avec un nouveau modèle économique de création et de partage des valeurs : la noosphère. Il identifie notamment comme levier d’action l’hybridation des connaissances et la mise en place de transversalités.
"Oser savoir"
Pierre-Antoine Chardel, docteur en philosophie et sciences sociales, développe une approche émancipatrice avec la création de dynamiques d’agencement avec de l’éthique. Sapere aude (« oser savoir ») : il cite cette injonction d’Emmanuel Kant au siècle des Lumières et propose une cartographie des jeux de pouvoir des géants du numérique pour visualiser leur impact sur l’économie mondiale et la vie sociale. Objectif : comprendre les logiques de prédation et de surveillance là où l’éthique apporterait de la coopération (par exemple, Wikipédia). Il évoque la question des données : une administration publique peut-elle partager ses données au risque de les voir accaparer pour une exploitation financière ? Il cite également le développement de la téléjustice, un bouleversement d’ordre symbolique qui remet en cause l’unité de lieux et de temps qui permettait de créer les conditions de l’attention à l’autre : « C’est par la parole vive que se porte la reconnaissance à l’autre, tandis que le numérique permet la distanciation physique et accroit la précarité pour les personnes en marge. »
Daniel Kaplan, pionnier du numérique, entrepreneur et prospectiviste, rappelle qu’il faut diviser par quatre ou cinq nos GES pour limiter à 2°C le réchauffement climatique : « Quel est l’avenir du numérique dans ce contexte ? Pour y parvenir, cela nécessite un changement radical de nos modes de vie, les technologies ne seront pas suffisantes ». Il pose la question d’un avenir commun possible entre numérique et écologie et développe deux scénarios : 1/ sans agenda commun, l’issue serait la sécession et l’effondrement : 2/ avec, il pose l’hypothèse soit d’une techno-écologie qui impliquerait une société autoritaire de contrainte et de contrôle, soit d’un développement des low tech et des quatre “R” de l’économie circulaire (Réduction, Réparation, Réutilisation, Recyclage). Pour conclure, il prône la repolitisation de ces questions et un agenda qui commence par la réduction de notre dépendance au numérique et le déploiement d’alternatives analogiques.